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De l’objet fini à la fin de l’objet (1976 - 1977) : les conceptions d’Ettore Sottsass au CCI

abstract

Ettore Sottsass’ exhibition “From the finished object to the end of the object”, which took place at the musée des Arts décoratifs (Museum of Decorative Arts) in Paris from October 21, 1976 to January 3, 1977, was organized at a key moment in Sottsass’ career. With François Burkhardt, currently director of the IDZ Berlin, he designed a travelling exhibition in which formal neutrality is questioned. Amongst the issues they discuss, those emphasized are simplicity, the use of the sound and of biographical discourse. They reveal a renewed exhibition practice that employs and even surpasses Italian designers’ radical critiques and claims. Ettore Sottsass presents his ideas and material processes, creating an exhibition that remains close to reality, yet distinct from external limitations. This paper enables, though the study of a single exhibition, to question the designer’s formal vocabulary used in his exhibition displays. It also allows us to understand his development in the context of his contemporaries’ material production.

Introduction

Ettore Sottsass organise avec François Burkhardt l’exposition itinérante De l’objet fini à la fin de l’objet dont la troisième étape aura lieu au Centre Pompidou en 1976. Il s’agit d’un moment important dans sa carrière puisqu’on peut la considérer comme sa première exposition personnelle et internationale. Les images conservées à la Bibliothèque Kandinsky montrent une scénographie neutre qui contraste avec les nombreux stands aménagés par le designer et ses expositions passées. C’est en réintégrant ces images dans la carrière de Sottsass et dans le contexte qui l’entoure que nous pourrons répondre à cette question et voir en quoi l’action conjuguée de l’International Design Zentrum (IDZ) et du Centre de création industrielle (CCI) ont pu permettre à Sottsass de construire un contexte où sa vision de l’exposition ouvrait la transmission de ses conceptions du design. L’exposition De l’objet fini à la fin de l’objet favorise ainsi une lecture de l’œuvre de Sottsass répondant à la conception du design qu’il défend.

Replacer l’exposition dans son contexte permet de dépasser l’analyse formelle des procédés scénographiques et d’interroger l’exposition au regard des idées nouvelles qui naissent en Italie depuis le milieu des années soixante, remettant en question la démarche des designers – et architectes, vis-à-vis de l’industrie. Dans un premier temps, une analyse comparative de cette exposition avec les visuels de celles qui l’ont précédée permettra d’examiner si des principes scénographiques différents de ceux qu’ils utilisent antérieurement servent les idées portées par Ettore Sottsass. L’étude de l’exposition, précisée par des échanges avec François Burkhardt, révélera ensuite comment certains principes peuvent être replacés dans une perspective plus générale questionnant la muséographie du design.

De la promotion de l’industrie italienne à la définition du créateur

L’exposition De l’objet fini à la fin de l’objet, organisée par Ettore Sottsass et François Burkhardt, à l’époque directeur de l’International Design Zentrum (IDZ) de Berlin(Fig. 1), eut lieu au musée des Arts décoratifs en 1976. Exposition itinérante, elle avait été produite par l’International Design Zentrum de Berlin et le Centre de création industrielle (CCI) pour les salles de l’IDZ (1er mai 1976 – 30 avril 1976) et s’était poursuivie au musée Correr lors de la Biennale internationale de Venise, au musée des Arts décoratifs à Paris, au Design-Center de Barcelone, au Design-Center de Tel Aviv puis aux États-Unis1 entre 1976 et 1978. Les vues de salle conservées dans les archives (Fig. 2, Fig. 3 et Fig. 4) ainsi qu’une série de photographies de cette même exposition à Venise (18 juillet 1976 – 15 août 1976) conservée aux archives de la Biennale de Venise, l’Archivio storico delle arti contemporanee (ASAC), permettent alors de se faire une idée assez précise de la scénographie et d’observer la proximité formelle des deux versions. Les archives du Centre Pompidou permettent aussi de comprendre qu’en dehors d’une série de pièces – des bijoux, correspondant à un achat du musée, les deux expositions de Venise et de Paris sont identiques :

Le long des parois blanches, des panneaux illustrés par des croquis ou photographies des projets sont accrochés les uns à la suite des autres. Le sol est entièrement recouvert d’une moquette gris clair sans distinction de sections ou de pièces. Les objets sont disposés contre les cimaises ou au sol, sur un socle ou non selon qu’il s’agisse de mobiliers imposants ou de petits objets. C’est donc une exposition assez simple, voire « monotone2 » qui investira chaque nouveau lieu avec très peu de variations.

Comme la plupart des architectes italiens dans les années cinquante, Ettore Sottsass Jr. réalise de nombreux stands pour des foires de design industriel. De manière générale, ces expositions sont l’occasion d’expérimentations tant sur le plan formel qu’en termes de matériaux. Pier Carlo Santini, critique d’art italien, remarque à propos des stands de Sottsass un « processus de désintégration géométrique3 » qui illustre déjà la manière dont Sottsass, par la simplification et l’usage de formes géométriques, investit ses objets ou installations d’une charge symbolique forte. « Les éléments structurels sont isolés et distingués avec clarté, formant autant de prétextes d’accentuation formelle et expressive4. » Il organise, en particulier, le secteur verre italien à la XIe Triennale de 1957 ; une structure en bois compose une immense grille dans laquelle sont exposées différentes pièces, cette dernière est recouverte d’aluminium, matière qu’il considère la plus juste pour ne pas interférer avec les objets (Fig. 5). Le designer, dans ses mémoires, revient sur la description de cette scénographie5 et y explique sa volonté de faire jouer la lumière sur les verreries. Il semble, à cette époque, envisager l’exposition comme un écrin aux objets.

Dans un numéro de Domus de 1967, l’article « Ettore Sottsass Jr. : Katalogo Mobili 1966 » (Fig. 6) présente une série de photographies. Il s’agit de vues du mobilier en bois contreplaqué et laminé de Sottsass qu’il présente dans les espaces de Poltronova. Les photographies publiées montrent un travail de l’objet et de sa mise en espace proche de celui de la composition artistique. Les images souvent prises en contreplongée magnifient des meubles dont la prestance en tant qu’objet est déjà forte. Des lignes colorées aux murs font ressortir les couleurs utilisées dans le mobilier et enfin, de petits objets du quotidien issus de la culture populaire et des loisirs accompagnent ses compositions. Le terme catalogue évoque plus particulièrement l’idée d’une présentation ordonnée d’objets ; alors que De l’objet fini à la fin de l’objet au contraire « ne se présente pas comme une publicité de ses travaux. C’est bien plus sa manière de procéder qui est envisagée, comme le témoignage d’une alternative dans le domaine du designer et du chef d’entreprise6 ». L’objectif visé dans ces deux mises en espace par Sottsass de son mobilier étant différent, les procédés scénographiques doivent l’être aussi. On note toutefois que l’espace, même s’il est ici animé de couleurs et d’objets, reste tout de même assez neutre et tous les éléments décoratifs ne sont ici que pour accompagner l’objet.

Les premières expositions personnelles du designer ont pour la plupart lieu dans des galeries d’art. C’est l’occasion pour le designer d’envisager un mode d’exposition relativement nouveau par rapport à ce qui se faisait précédemment dans les arts décoratifs et d’aller trouver dans l’art contemporain des problématiques spécifiques à l’œuvre exposée dans l’espace. Si déjà lors des premières Triennales (1957, 1961), il décide de ne plus seulement dessiner de grandes tables noires7 pour présenter les nombreux objets et se consacre à des dispositifs plus originaux destinés à mettre en valeur un nombre d’objets plus restreint, Ettore Sottsass va ensuite plus loin en présentant l’objet pour lui-même sans l’intégrer dans un système de présentation muséal (base ou socle ajouté). À l’occasion de l’exposition Menhir, Ziggurat, Stupas, Hydrants e Gas Pumps (1965-1966) à la galerie Sperone de Milan en 1967, les formes totémiques, entre lesquelles le spectateur déambule, s’arrête et s’installe, occupent la galerie. À la manière de ce qu’il fait aussi avec ses Altare qui tant par la forme que par le nom résonnent avec les menhirs, il cherche à travers ses pièces à faire de l’espace un moyen de concentrer dans l’exposition sa volonté de libérer la pensée du visiteur8. À la fin des années soixante, Sottsass fait donc de l’espace de la galerie un lieu à vivre où l’objet est le médiateur de l’expérience. La création d’un espace global et symbolique met en avant sa volonté de questionner le rapport que le spectateur entretient avec l’objet.

Ces différentes observations permettent d’insister sur l’étonnante neutralité de l’exposition De l’objet fini à la fin de l’objet mais aussi de faire émerger certaines questions, finalement déjà présentes dans les scénographies plus anciennes du designer. Les problématiques de l’objet fonctionnel exposé et celles du rapport entre l’espace et le spectateur apparaissent comme particulièrement pertinentes à ce moment précis de la carrière d’Ettore Sottsass.

De l’exposition de l’objet à l’exposition du projet

Les objets exaltés par la couleur des murs, des bases brillantes, ou la prestance du « monument » disparaissent dans De l’objet fini à la fin de l’objet, et n’ont visuellement pas plus d’importance que les panneaux illustrés aux murs qui structurent la surface de l’exposition. Cette évolution pourrait être interprétée comme le reflet de changements dans la pensée de Sottsass. Si depuis le début de sa carrière, Sottsass a toujours posé un regard très critique et interrogateur sur la pratique du design, en 1976, lors de l’exposition au CCI, ses recherches sont encore plus poussées et s’expriment notamment à travers ses contacts avec le mouvement radical italien.

C’est une part de la production du designer sur laquelle François Burkhardt revient dans le catalogue et qui l’a fasciné depuis 1972 lorsqu’il présente son travail à l’occasion d’une exposition sur le design radical à l’IDZ. François Burkhardt explique comment les objets de Sottsass sont concentrés sur le développement de l’homme, et non pas sur leur fonction technique, afin de lui permettre d’atteindre plus de liberté. C’est un peu la même idée que l’on retrouve chez Alessandro Mendini quand il décrit l’œuvre de Sottsass. Il souligne l’aspect synthétique de l’œuvre qui doit être envisagée dans sa totalité mais surtout la manière dont il faut s’intéresser au message global plus qu’au résultat formel :

Son œuvre n’est pas fragmentaire : même si elle se développe par fragment elle est synthétique. Cela signifie deux choses : que l’énergie de ses créations isolées réside dans le message plus que dans la forme car leur aspect est basé sur une forte intention théorique, où les idées sont assez indifférentes vis-à-vis du moyen qui les exprime9

Il ne s’agit donc pas de faire disparaître l’objet dans cette exposition, bien que moins mis en valeur, il reste bien présent. C’est en fait sa valeur qui change, l’objet n’est plus exposé en tant que présence matérielle mais plutôt en tant que support du discours. Les panneaux illustrés des croquis et des photographies rendent compte de différentes étapes de création. Ils seront les mêmes durant toute la série d’expositions et permettent d’ouvrir l’objet et ses fonctions à des possibilités multiples. Les photographies et croquis ne montrent jamais les objets en cours d’utilisation ; il ne s’agit pas d’utiliser l’image pour préciser la fonction des objets et leur donner une finalité figée, mais au contraire pour l’ouvrir à des possibilités multiples en les présentant encore à l’état d’étude et donc de questionnements. La réduction formelle de la scénographie n’a donc pas vocation chez Sottsass à l’affirmation de la fonction de l’objet mais plutôt à l’ouverture des possibles. C’est d’ailleurs ce que vient confirmer le texte qui accompagne l’exposition :

On peut soutenir qu’un projet n’a pas de solution qui ne puisse légitimement supposer « une autre » solution. Quoi qu’il en soit, c’était alors l’occasion de mettre en œuvre une méthode d’approche qui ne conduise pas tant à chercher la « forme parfaite », la forme idéale ou l’idée de la forme, qu’à chercher « la méthode pour chercher la forme ». Bref, une méthode permettant au designer d’être à l’écoute de la nécessité « historique » de son temps et de pouvoir y répondre par une forme, par le design, cette nécessité historique étant déterminée par l’évolution de l’espace et la marche du temps, c’est-à-dire par les conflits politiques et culturels… C’est dans ce contexte de sensations, d’émotions, d’incertitudes et d’intuition et non pas d’idéologies ou de philosophies, que j’ai travaillé pendant de nombreuses années, menant des recherches très banales si l’on veut, simples en tout cas, et peut-être même audacieuses dans leur apparente simplicité10.

Dans sa conception du design, l’objet n’est pas la solution à un problème donné mais au contraire la trace matérielle d’une question qu’il pose et qui veut questionner l’usager. C’est là toute la subtilité de cette exposition qui par la réduction maximale de l’aspect formel de la scénographie ouvre le travail de Sottsass à une infinité de possibles et fait de la scénographie l’illustration de son processus créatif qui, comme l’exprime Vincent Beaubois, philosophe, « nous entraîne sur le terrain d’une redéfinition même du concept de fonction, cherchant à sortir celui-ci de sa gangue finaliste, et mettant au jour une entité philosophique originale : une fonctionnalité sans fonction finalisée11 ».

Les archives du Centre Pompidou conservent une version rédigée d’un texte venant guider l’exposition. Ce texte accompagnait un dispositif visuel composé de quatre carrousels Kodak diffusant des séries d’images. Aussi bien le contenu du texte que l’apparition du terme « audio-visuel », replacé dans le contexte de l’époque, peuvent être analysés.

Ce texte est tout d’abord l’occasion d’un retour appuyé sur la vie du designer. Le texte raconte ainsi à la première personne le début de ses études, la période fasciste, la reconstruction de l’après-guerre. Ce procédé autobiographique est mis en valeur par le déroulé chronologique des panneaux didactiques qui suivent une progression régulière. On ne parle plus des objets, mais du projet global que construit Sottsass et dont il est partie prenante. Les différents titres que prendra l’exposition ne font que confirmer la place centrale de la vie du designer dans sa production : Kontinuität von Leben und Werk, Arbeiten 1955-1975 von Ettore Sottsass12 ou encore Ettore Sottsass: un designer italiano.

Sottsass, qui questionne l’humain à travers son travail, a souvent mis en avant l’importance de l’Histoire. Il a dans ses écrits fait remonter l’origine du design aux premiers temps de l’histoire humaine à travers des observations de type anthropologique. Cette attitude constitue un véritable fondement pour comprendre sa conception de la discipline. À travers la narration ce n’est toutefois plus à l’histoire des civilisations qu’il fait référence mais plutôt à la sienne propre. Si d’une part cette attitude rejoint les nombreux récits du designer sur ses voyages, et plus généralement sur sa vie, qui permettent de parler d’une forme de mythologie personnelle, il faut peut-être y voir aussi l’illustration de la manière dont Sottsass envisage l’histoire pour enrichir sa production :

Ceci était aussi une manière de regarder l’histoire : la regarder en ayant comme critère non pas la rhétorique des idées grandioses mais la constatation de tout ce que le corps humain a inspiré comme considérations sur la naissance, la vie et la mort13.

Après cette longue introduction relatant les épisodes de son passé, Ettore Sottsass tente de décrire sa pensée à travers un vocabulaire et des expressions traduisant une forme de proximité avec le spectateur mais surtout un discours encore en construction. Ses hésitations traduisent l’aspect transitoire de ce qu’il souhaite exprimer. Il conclue d’ailleurs son intervention ainsi :

Plutôt que de rédiger un roman, un manifeste ou des directives, il a toujours été plus important pour moi de travailler sur les mots, leurs significations et leurs relations ; car pour parler de choses qui évoluent dans un monde en mouvement, l’on doit utiliser des mots différents14.

L’usage de l’audiovisuel apparaît donc comme plus propice à exprimer la fugacité de la pensée de Sottsass à cette époque qui rejette ce qui est définitif. Cette pratique résonne aussi fortement avec les idées nouvelles et les principes scénographiques utilisés par les designers du mouvement radical qui introduisent la vidéo dans leurs expositions.

L’emploi de la vidéo dans les expositions est notable dès les années 1960 et présent à l’occasion de l’exposition Italy: The New Domestic Landscape en 1972. Cette exposition organisée au Museum of Modern Art (MoMA) de New York par Emilio Ambasz avait vocation à représenter l’évolution du design italien aussi bien par une glorification de l’artisanat et de l’industrie italienne de la production d’objets que par la représentation du mouvement radical qui changeait dès lors la perspective du projet en design. Divers films réalisés par les designers eux-mêmes sur les pièces qu’ils présentent accompagnent cette exposition phare qui marque la reconnaissance internationale des radicaux. Le film réalisé par Sottsass met en scène ses containers de Microenvironnement (c. 1971) dans un univers fictif et les montre en cours d’utilisation. Au cours de la vidéo, à laquelle le filtre bleu-violet et la musique électronique donnent un air de science-fiction, des plans énigmatiques alternent avec d’autres représentant le quotidien. Ainsi après l’apparition d’une silhouette floue dans un container suivie de plans mélangeant des ombres imprécises, les containers deviennent ensuite le décor de scènes de vie ouvertement fausses et sur-jouées. L’usage du film est aussi visible lors de l’Esposizione Internazionale dell’industrial design qui eut lieu durant la Triennale de 1973 et fut co-organisée par Ettore Sottsass et Andrea Branzi. Les deux designers souhaitant présenter des idées et non des objets, créeront un espace à la scénographie originale, entièrement composé de téléviseurs projetant divers films anthropologiques (Fig. 7 et Fig. 8).

Ainsi, quelques années plus tard, même si l’intervention de procédés audiovisuels lie ses différentes expositions, le résultat formel recherché semble extrêmement différent. La scénographie sèche, proche du registre de l’ingénierie de De l’objet fini à la fin de l’objet, prend le contre-pied d’une exposition comme Italy: The New Domestic Landscape qui marque pourtant la suprématie du design italien sur la scène internationale.

Des interrogations scénographiques pour une réflexion muséographique

Les prises de position de Sottsass vis-à-vis de l’acte d’exposer qui précèdent 1976 sont rares. En 2011, il émet l’avis suivant qui peut éclairer de façon intéressante les conceptions de l’exposition du designer. Sottsass y parle du musée, mais surtout de la manière de présenter l’objet dans une scénographie :

Je pense par exemple qu’un musée du design ne peut pas exister. […] Un objet acquiert un sens parce qu’on le touche, on l’utilise. Je dirais même que, selon la façon dont je pense l’architecture, on ne peut pas faire non plus un musée d’architecture. […] Je crois vraiment qu’un musée du design conçu comme les quelques exemples que j’ai vus est inutile. En général, ils prennent un rasoir et le mettent sur une base, mais un rasoir n’est pas une sculpture, c’est un rasoir, une chaise elle aussi est une chaise et on doit s’asseoir dessus ; voilà donc que surgit une grande difficulté à faire un musée de design15.

Bien que tardive, cette déclaration peut être lue comme la maturation d’une idée qui se dessinait déjà à l’époque chez le designer et qui rejoint des réflexions similaires formulées par d’autres designers italiens. Gio Ponti, dans un article publié dans Domus en 196716, voit par exemple dans la mise en scène sacralisante du musée une perte de l’esprit, qui peut s’assimiler à une perte de sens en design.

C’est après un projet pour les nouveaux espaces de l’IDZ réalisé par Ettore Sottsass que François Burkardt lui propose cette exposition. Conscient de la manière dont Sottsass rejette l’autorité et le caractère définitif des choses, François Burkhardt s’intéresse justement à la manière dont l’œuvre du designer reflète l’expérimentation et le changement à la règle. L’exposition est le fruit d’une véritable collaboration entre les deux hommes qui travailleront sur ses principes pour mettre en avant une sélection d’objets du designer. Les agendas d’Ettore Sottsass conservés à la Bibliothèque Kandinsky permettent de mettre en lumière les nombreux contacts entre les deux hommes avant l’exposition et font état d’une dizaine de rencontres entre 1975 et 1976 (Fig. 9).

Avec De l’objet fini à la fin de l’objet, Ettore Sottsass pose donc déjà la question du musée de design. Il revoit profondément la manière dont il exposait son mobilier jusqu’à présent. L’exposition n’a plus vocation à magnifier l’objet mais à transmettre un message et en cela se distingue des dispositifs scénographiques utilisés le plus souvent dans les musées d’art. Les objets bien que présentés sur des socles ne sont pas isolés et la neutralité de la scénographie laisse au spectateur et au réel toute la liberté nécessaire à la compréhension du message. En dehors de quelques coussins aux motifs géométriques posés au sol, l’espace à vivre disparaît pour laisser place à une sécheresse formelle qui tend à une extrême neutralité. À ce titre il semble que la neutralité de l’exposition itinérante, qui a l’intérêt de ne pas avoir à considérer l’institution, offre un contexte favorable pour poser ses questions.

Il peut ainsi renouveler les recherches autour de l’exposition qu’il mène depuis ses premières expositions. Il offre ici une nouvelle interprétation à l’ambition qui l’anime d’exposer un projet global plutôt que des objets finis. « Au lieu d’une institution on trouve des cimaises libres, des éléments épars et un champ de force intensément coloré qui unit les parties à la totalité17 », disait Tommaso Trini à propos de la scénographie de Sottsass pour Katalogo Mobili chez Poltronova. Si le champ coloré est ici remplacé par un monochrome blanc qui unit les espaces, le reste du procédé scénographique est proche et fait disparaître l’institution derrière le projet global que représente l’exposition (scénographies, objets, message).

Les différents points soulevés par cette recherche permettent d’observer l’évolution du concept d’exposition chez Sottsass. Des clefs de lecture et d’accès à la pensée du designer émergent et permettent des hypothèses. Les techniques et procédés de scénographie situent la démarche d’exposition non plus comme l’illustration d’un travail et de recherches terminées mais comme une étape de la réflexion du designer dans la continuité de son travail. L’exposition n’a plus vocation à en conclure la lecture.

L’atmosphère et les revendications de l’époque ont jusqu’à récemment laissé de côté les questionnements muséographiques pour se concentrer sur l’institution et la symbolique du lieu. Ils témoignent toutefois de nouveautés qui auront des répercussions. Elles se traduisent dans les expositions à venir mais aussi à travers le questionnement du rôle du designer soutenu par le mouvement radical.

Avec un système reproductible dans n’importe quel lieu – le principe de l’itinérance –, par l’utilisation du son, une sobriété accrue et un discours qui passe par l’image et la parole, Ettore Sottsass crée une exposition principe dont le résultat visuel disparaît au profit du message livré.

Bibliographie

Ouvrages

AMBASZ, Emilio (dir.). Italy: The New Domestic Landscape, achievements and problems of italian design [catalogue d’exposition, Museum of Modern Art, New York, 31 mai – 11 septembre 1972]. New York : Museum of Modern Art, 1972.

BEAUBOIS, Vincent. « Élargir la fonctionnalité : échanges opératoires entre Ettore Sottsass et Allen Ginsberg ». RadDAR – Revue annuelle de recherche en design / Design Annual Review, n° 1, Fonction – Function, Mudac - TP Publishing, à paraître en 2019, n.p. à date.

BRANZI, Andrea. Introduzione al design italiano. Milan : Baldini Castoldi, 1999.

DEGANELLO, Paolo. « 1968: XIV Triennale, della contestazione. 1973, XV Triennale, della restaurazione ». Casabella, 1973, n° 385, p. 30-32.

DI CASTRO, Federica (dir.). Sottsass Scrap-Book. Milan : Casabella, 1976.

JOUSSET, Marie-Laure (dir.). Ettore Sottsass, Paris, MNAM – CCI, 27 avril – 5 septembre 1994, [catalogue d’exposition, Centre Pompidou, Paris, 27 avril – 5 septembre 1994]. Paris : Centre Pompidou, 1994.

LA PIETRA, Ugo (dir.). Spazio reale – spazio virtuale. Lo spazio audiovisivo [catalogue d’exposition, XVIe Triennale de Milan]. Venise : Marsilio Editori, 1979.

PANSERA, Anty. Storia e cronaca della triennale. Milan : Longanesi C, 1978.

PONTI, Gio. « Musei Americani ». Domus, 1967, n° 446, p. 50-51.

RADICE, Barbara. Ettore Sottsass. Milan : Electa, 1993.

ROCCA, Alessandro. Atlante della Triennale. Milan : Edizioni della Triennale, 1999.

S.N. La Biennale di Venezia, 1976: Section of visual arts and architecture: Environment, participation, cultural structures [catalogue d’exposition, Biennale di Venezia, 1976]. Venise : Biennale di Venezia, 1976.

S.N. Quindicesima Triennale di Milano: Esposizione internazionale delle arti decorative e industriali moderne e dell’architettura moderna [catalogue d’exposition, Palazzo dell’arte al Parco, Milan, 20 septembre – 20 novembre 1973]. Milan : Triennale di Milano, 1973.

SOTTSASS, Ettore. « Il popolo lontano ». Casabella, 1975, n° 404, p. 62-63.

SOTTSASS, Ettore. « La macchina della informazione ». Domus, 1968, n° 469, p. 36-39.

SOTTSASS, Ettore. Scritto di notte. Milan : Adelphi, 2010.

THOMÉ, Philipe. Ettore Sottsass Jr., De l’objet à l’environnement. Bern : Peter Lang, 1996.

THOMÉ, Philippe. Ettore Sottsass. Londres : Phaidon, 2014.

TRINI, Tommaso. « Ettore Sottsass Jr. : Katalogo Mobili 1966 ». Domus, 1967, n° 449, p. 37-46.

VARCHETTA, Giuseppe. Ettore Sottsass, Tornano sempre le primavere, no? Milan : Johan Levi Editore, 2013.

Archives

Archives du Centre Pompidou, archives de l’exposition De l’objet fini à la fin de l’objet, musée des Arts décoratifs, Paris, 1976, CCI 94033 /081 et /080.

Agenda d’Ettore Sottsass en 1975, Bibliothèque Kandinsky, SOT A 9.

Agenda d’Ettore Sottsass en 1976, Bibliothèque Kandinsky, SOT A 10.

Archives des expositions de la Triennale de Milan : TRN_XV_01 et TRN_XI_04.

Archives de la Biennale de Venise conservées dans les Archives historiques d’Art contemporain (ASAC), Venise.


  1. Informations données par François Burkhardt, dans Philipe THOMÉ. Ettore Sottsass Jr., De l’objet à l’environnement. Bern : Peter Lang, 1996. Il y cite six expositions : Venise, Paris, Barcelone, Jérusalem et Sydney, entre 1976 et 1979.↩︎

  2. Terme employé par Ariane Diané, chargée de l’organisation de l’exposition à Paris, dans un relevé de l’exposition. Archives du Centre Pompidou, archives de l’exposition De l’objet fini à la fin de l’objet, musée des Arts décoratifs, Paris, 1976, cote : 94033/080.↩︎

  3. Pier Carlo SANTINI. « Introduzione ad Ettore Sottsass Jr. ». Zodiac, 1963, n° 11 cité dans : Philipe THOMÉ. Ettore Sottsass Jr., op. cit., p. 28.↩︎

  4. Ibidem.↩︎

  5. Ettore SOTTSASS. Scritto di notte. Milan : Adelphi, 2010, p. 155-160.↩︎

  6. Notes pour la presse, conservées aux archives du Centre Pompidou, archives de l’exposition De l’objet fini à la fin de l’objet, musée des Arts décoratifs, Paris, 1976, cote : 94033/080.↩︎

  7. Ettore SOTTSASS. Scritto di notte, op. cit., p. 155-160.↩︎

  8. Sally SCHÖNE (dir.). Ettore Sottsass: Auch der Turm von Babel war aus gebrannter Erde. Düsseldorf : Hetjensmuseum, 2001.↩︎

  9. « La sua opera non è frammentaria: pur svolgendosi per frammenti è sintetica. Questo significa due cose: che l’energia dei suoi singoli lavori risiede nel messaggio più che nelle forme perché il loro aspetto riceve sostanza da una forte intenzione teorica, dove le idee sono abbastanza indifferenti al mezzo usato per esprimerle... » Alessandro MENDINI. In: Federica DI CASTRO (dir.). Sottsass Scrap-Book. Milan : Casabella, 1976, p. 4. (Ma traduction de travail)↩︎

  10. « Texte audio-visuel », conservé aux archives du Centre Pompidou, archives de l’exposition De l’objet fini à la fin de l’objet, musée des Arts décoratifs, Paris, 1976, cote : 94033/080.↩︎

  11. Vincent Beaubois, « Élargir la fonctionnalité : échanges opératoires entre Ettore Sottsass et Allen Ginsberg ». RadDARRevue annuelle de recherche en design / Design Annual Review, n° 1, Fonction – Function, Mudac – TP Publishing, à paraître en 2019, n.p. à date.↩︎

  12. « Continuité de la vie et de l’œuvre : Créations 1955 – 1975 par Ettore Sottsass ».↩︎

  13. « Texte audio-visuel », conservé aux archives du Centre Pompidou, archives de l’exposition De l’objet fini à la fin de l’objet, musée des Arts décoratifs, Paris, 1976, cote : 94033/080.↩︎

  14. « Texte audio-visuel », conservé aux archives du Centre Pompidou, archives de l’exposition De l’objet fini à la fin de l’objet, musée des Arts décoratifs, Paris, 1976, cote : 94033/080.↩︎

  15. « Io penso per esempio che un museo di design non si possa fare. [...] Un oggetto vale perché lo tocchiamo, lo usiamo. Oserei dire che, per come penso io all’architettura, non si può fare neppure un museo di architettura. [...] Credo davvero che un museo del design concepito come quei pochi che ho visto sia inutile. In genere pigliano un rasoio e lo mettono su una base, ma un rasoio non è una sculptura, è un rasoio, anche una sedia è una sedia et ti ci devi sedere; ecco quindi che c’è una grossa difficolta a fare un museo di design. » Hans ULRICH OBRSIT. « Intervista a Sottsass ». In Giuseppe VARCHETTA. Ettore Sottsass, Tornano sempre le primavere, no? Milan : Johan Levi Editore, 2013, p. 96-114. (Ma traduction de travail)↩︎

  16. Gio PONTI. « Musei Americani ». Domus, 1967, n° 446, p. 50-51.↩︎

  17. « Al posto di un’istituzione troviamo pareti libere, elementi sparsi e un campo di forze, intensamente coloratò che unisce le parti alla totalità. » Tommaso TRINI. « Ettore Sottsass Jr. : Katalogo Mobili 1966 ». Domus, 1967, n° 449, p. 37-46. (Ma traduction de travail)↩︎