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Style anthropocène : l’art décoratif à l’âge des épidémies et du réchauffement climatique

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En s’appuyant notamment sur la très grande richesse de la décoration intérieure durant le Grand Siècle, celui de Louis XIV, l’article montre le rôle fonctionnel des tapisseries, rideaux, tentures, miroirs ou dorures pour améliorer le confort thermique et l’éclairage, et pourquoi la modernité les a déclassés en tant qu’éléments purement décoratifs. Le texte se termine sur un retour inavoué aujourd’hui, celui de la décoration d’intérieur. Le minimalisme blanc et vide de la modernité se drape à nouveau d’éléments secondaires rapportés, tels les pare-vapeurs ou les laines d’isolation thermique répondant aux nouvelles réglementations thermiques édictées pour lutter contre le réchauffement climatique, et les questions pandémiques.

Ces dernières années, on a vu de nombreux travaux de rénovation énergétique qui consistent principalement à doubler les murs de façade des maisons existantes, la toiture et le plancher du rez-de-chaussée par une laine (de verre, de pierre, de chanvre, de cellulose, etc.) d'une épaisseur comprise entre 10 et 25 cm dont la spécificité est d'être hautement isolante thermiquement. Cela a commencé timidement en 1974, en France, avec la première réglementation thermique qui rentra dans la loi française (RT 1974), induite par le choc pétrolier de 19731. Dans un contexte politique de guerre entre Israël et ses voisins égyptiens et syriens, qui avait entraîné une augmentation massive du prix du pétrole de 70 % par l'OPEP, l'objectif était de baisser la consommation générale d'énergie. On évalue à 300 kWh/m2/an environ la consommation d'un bâtiment construit entre 1950 et 1970. La motivation de cette première réglementation thermique pour les bâtiments était d'atteindre un seuil au-dessous des 225 kWh/m2/an.

Avant 1974 les bâtiments n'étaient ainsi pas du tout isolés thermiquement. Les façades étaient en brique, en béton ou en verre simple et acier, monolithes, c'est-à-dire que ce que l'on voyait en façade correspondait au système porteur du bâtiment, autant à l'intérieur qu'à l'extérieur du bâtiment. Ainsi pour le béton que l'on voit en façade de l'architecture brutaliste anglaise ou de l'Unité d'habitation de Le Corbusier. Et l'on peut comprendre sans peine que ce béton était traversé par le froid de l'hiver jusqu'à l'intérieur des logements, à cause de sa faible valeur de performance thermique, un coefficient de conduction thermique U de l'ordre de 4,5 W/(m2K). Cette valeur quantifie le pouvoir isolant d'un matériau en fonction de son épaisseur. Plus il est faible, moins il conduit la chaleur (ou le froid), meilleure est l'isolation thermique, empêchant alors le froid de l'extérieur de rentrer à l'intérieur de la maison en hiver (ou le chaud en été), permettant ainsi de baisser la consommation d'énergie pour le chauffage ou l'air conditionné, le transfert de chaleur étant minimisé grâce à l'isolation. Les réglementations thermiques françaises suivantes, RT 1978 et RT 1980, verront l'apparition et l'utilisation de vrais matériaux d'isolation, choisis pour cette fonction, comme le polystyrène d'une épaisseur de 3 cm, que l'on apposera sur les matériaux de la structure porteuse, brique ou béton.

Façades textiles

Il se passe alors quelque chose d'important, on va le voir, car depuis la fin du xixe siècle, c'est la première fois que l'on va regarnir les murs des bâtiments d'un matériau non porteur, qu'on va les doubler d'un matériau textile, comme on le faisait avant avec les tapisseries, les rideaux ou les tapis. On estime le coefficient de conduction thermique U de cette période à 1,05 W/(m2K). À partir de 1974, on augmentera progressivement l'épaisseur de l'isolation, jusqu'à atteindre le U de 0,5 W/(m2K) de la RT 2012, nécessitant une épaisseur d'environ 10 cm de laine isolante.

Aujourd'hui, la lutte contre le réchauffement climatique impose plus fermement d'isoler thermiquement les bâtiments, car l'architecture et la construction sont responsables de près de 40 % des émissions globales de gaz à effet de serre. Ces 40 % d'émission totale de CO2 par le secteur du bâtiment sont répartis pour un tiers durant la construction du bâtiment, et relativement aux matériaux de construction employés et à leur bilan carbone, les deux autres tiers provenant de l'énergie brûlée pour faire fonctionner le bâtiment tout au long de sa vie. Principalement lorsqu'on chauffe le bâtiment en hiver ou lorsqu'on le refroidit en été. Les 84,7 % de l'énergie nécessaire pour faire fonctionner le chauffage et la climatisation de l'air d'un bâtiment proviennent en 2018 de sources d'énergie carbonées qu'il faut brûler pour en récupérer l'énergie, processus qui dégage un gaz à effet de serre, le CO2. Pour lutter contre le réchauffement climatique, il faut abandonner ces sources carbonées d'énergie et passer aux énergies renouvelables (hydraulique, éolien, géothermique, etc.) qui représentent 10,9 % en 2018 de la consommation globale d'énergie et qui positivement augmentent chaque année. Mais cette transition énergétique mettra du temps, une trentaine d'années peut-être, et entre temps, la mesure principale à prendre est de réduire la consommation d'énergie.

On comprend bien que l'isolation thermique des bâtiments est ici prioritaire pour diminuer la conductivité des façades, des toitures et des fenêtres afin de pouvoir chauffer plus avec moins d'énergie en hiver, l'air chaud produit par les radiateurs à l'intérieur des maisons n'étant plus refroidi au contact des murs extérieurs comme c'était le cas autrefois. Depuis 1970, on a donc réduit la consommation d'énergie par 6 en France, par 8,5 en Suisse et l'objectif annoncé de la RT 2020 serait d'atteindre 12 kWh/ m2/an soit une consommation 25 fois moins importante d'énergie qu'en 1970. La future réglementation thermique française (RT 2020) devrait correspondre aux meilleurs standards européens comme Minergie en Suisse ou Passivhaus en Allemagne, qui impose une épaisseur d'isolation de 20 cm pour atteindre un coefficient de conduction thermique de 0,12 W/(m2K).

Crimes et radiateurs

Isoler thermiquement le bâtiment est donc une obligation aujourd'hui. On applique par l'extérieur, sur la structure porteuse pour les constructions neuves, une isolation thermique recouverte d'un bardage pour la protéger de l'eau. Elle a l'apparence d'une laine le plus souvent molle, constituée de fibres qui retiennent une multitude de microbulles d'air, à la valeur de conductivité thermique très faible. Pour les bâtiments existants, on peut aussi placer cette isolation thermique depuis l'intérieur du bâtiment, mais elle est évidemment interrompue au niveau des dalles des étages. On recourt à cette solution quand il faut préserver l'expression visuelle originale de la façade vers l'extérieur, pour des raisons patrimoniales et/ou touristiques. Elle est doublée par des panneaux de plâtre quand elle est posée à l'intérieur, si bien qu'au final on ne la voit pas, ce qui donne l'impression qu'entre un bâtiment d'avant 1973 et un bâtiment d'aujourd'hui rien n'a changé.

En réalité qu'est-ce que cette isolation thermique si ce n'est une nouvelle forme de la tapisserie, une nouvelle sorte de tenture, et quand elle est posée au sol, n'est-ce pas simplement un tapis ? L'isolation thermique ne signe-t-elle pas le retour de ces anciens éléments décoratifs, tentures et tapisseries, que l'on avait arrachés des murs au xxe siècle pour « faire propre chez soi » comme le disait Le Corbusier ?

C'est ici que nous comprenons ce qu'il s'est passé au cours du xxe siècle, comment du style Napoléon III ou Louis-Philippe, on est passé au style moderne, pourquoi au tournant du xxe siècle on a abandonné toute la décoration d'intérieur au bénéfice d'intérieurs blancs, minimaux, épurés. Tout ne serait-il pas une question de chauffage et d'énergie ?

Si l'on veut comprendre cette disparition avec la modernité, il faut en rendre responsable l'invention du chauffage central et du radiateur à eau chaude en 1877. La technique mise au point dans la seconde partie du xixe siècle est relative à la diffusion de l'utilisation du charbon comme combustible qui transforma l'ensemble de la civilisation occidentale et engendra ce que l'on a appelé la société industrielle grâce à l'énormité du pouvoir énergétique libéré. Plutôt que de se chauffer au bois, on exploitait des mines de charbon qui fournirent un combustible performant que l'on fit brûler dans des chaudières placées à la cave des immeubles pour chauffer de l'eau envoyée ensuite dans les radiateurs qui, par conduction plus que par radiation, augmentaient la température de l'air des pièces. La découverte et l'usage des énergies fossiles à partir de l'invention de la machine à vapeur par James Watt en 1770 a permis de multiplier l'énergie disponible pour chacun par dix. Et cette facilité d'accès à cette puissante énergie, celle fossile du charbon d'abord, puis du gaz, du pétrole, et non fossile du nucléaire développé au cours du xxe siècle, a rendu caduc et a déprécié l'ensemble de l'art décoratif des intérieurs d'autrefois dont la mission était d'accroître, même de la façon la plus ténue, le confort thermique et lumineux, quand les systèmes de chauffage, de climatisation ou d'éclairage avaient un faible rende­ment, avant l'ère industrielle. L'efficacité thermique des tapis, tapisseries, tentures, rideaux mais aussi des cheminées, est devenue ridicule face à celle du charbon. À quoi sert une tapisserie comparée à un radiateur surchauffé où circule de l'eau brûlante qu'une chaudière alimentée en charbon ou en fioul produit en continu ?

Ces anciens éléments décoratifs ont perdu au xxe siècle leur valeur d'usage pour ne devenir que de simples éléments décoratifs superficiels, sans plus de fonction réelle. Les conséquences stylistiques du chauffage central, de l'éclairage électrique, de l'air conditionné plus tard, ont permis à Adolf Loos, Le Corbusier ou Mies van der Rohe d'élaborer un nouveau programme stylistique où les éléments décoratifs d'autrefois, ayant perdu leur légitimité thermique, peuvent être supprimés, décrochés des murs, mis au rebut, au profit d'un minimalisme blanc, vide et neutre, sans plus d'ornement ni d'éléments décoratifs.

Loos au charbon...

C'est l'architecte autrichien Adolf Loos qui lance la charge en 1908 en s'attaquant à l'ornement. On le pense héros de la modernité : il n'est peut-être que la voix du charbon. Loos qualifie toute la décoration de superflu, de crime, se moque des décorateurs et valorise la maçonnerie qui ne change pas de style tous les trois ans. Loos construit ses premières maisons lisses, blanches, et ses intérieurs ont été qualifiés de nihilistes par ses détracteurs, à l'image du café Museum de Vienne, simple et sobre, lisse et fonctionnel, réduit quasiment à sa maçonnerie. Toute la question thermique étant en réalité résolue par les radiateurs.

Adolf Loos proclame sans ambages que l'ornement est un crime. Mais s'il peut dire cela, s'il peut décider d'enlever tous les tapis, les rideaux et les tapisseries des intérieurs, c'est simplement parce qu'en dessous, il y a une chaudière au fuel et des radiateurs qui vont résoudre, une bonne fois pour toutes, le problème du froid. Si la neutralité blanche et minimale du style moderniste a été inventée et a connu un succès sans démenti jusqu'à aujourd'hui, c'est bien parce que la mission essentielle et originelle de l'aménagement d'intérieur décoratif avait été disqualifiée par l'invention du chauffage central à la fin du xixe siècle, par l'invention de l'éclairage électrique dans la première moitié du xxe siècle et par l'invention de l'air conditionné au milieu du xxe siècle. L'efficience du chauffage central et de l'air conditionné nous a fait oublier la valeur réelle, fonctionnelle et pratique de la décoration d'intérieur, qui malgré sa faible efficacité agissait comme autant de dispositifs pour améliorer le confort thermique et lumineux des intérieurs.

Si l'on a froid au xxe siècle, on monte la puissance du radiateur en tournant le bouton. Il ne vient à l'esprit de plus personne de tendre des tapisseries au mur ou de s'enfermer derrière des tentures pour aller au lit avec une bouillotte et un bonnet de nuit. Grâce au radiateur, on a pu se passer de tous ces anciens moyens d'isolation qu'étaient tentures, rideaux, tapis ou paravents, dont on a ensuite perdu le sens « thermique » durant le XXe siècle au profit de simples signes esthétiques, décoratifs, culturels.

Le plus grand slogan de la modernité – Less is more – est en cela une simple conséquence de la mise en place des radiateurs. Car à la suite d'Adolf Loos, l'épuration des intérieurs deviendra le combat légitime des modernes. Le Corbusier expliquera à de nombreuses reprises à ses contemporains la perte de valeur d'usage et l'inintérêt contemporain de la décoration d'intérieur : « Les boudoirs garnis de coussins en potirons de velours, d'or et de noir, ne sont plus que les témoins insupportables d'un esprit mort. Nous avons pris le goût de l'air libre et de la pleine lumière2. » Et de continuer en questionnant d'un ton persiflant : « Pourquoi ces immenses lustres ? pourquoi ces cheminées ? Pourquoi ces rideaux à baldaquins3 ? »

C'est à l'architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe que l'architecte américain et commissaire de la première grande exposition sur l'architecture moderne au MoMA de New York en 1923, Philip Johnson, attribue d'avoir dit un jour Less is more4. Mais si l'on peut faire plus avec moins, si l'on peut avoir ces intérieurs vides, blancs et lisses plutôt que couverts de textiles et entrecoupés de paravents et de rideaux, c'est bien parce que derrière on a la chaudière qui travaille et les radiateurs qui pallient tous les problèmes thermiques qu'ont maudits les hommes depuis la préhistoire. « J'essaie de faire de mes bâtiments des cadres neutres, dans lesquels les hommes et les œuvres d'art peuvent mener leur vie propre », explique ainsi benoîtement Mies van der Rohe, sans expliquer que cette neutralité est rendue possible par les énergies fossiles.

Plastiques et laiton

Ce que signifie l'isolation thermique aujourd'hui, c'est que le style moderne est terminé, que nous sommes à l'orée d'un nouveau moment de l'art décoratif, qu'un nouveau style est en train d'apparaître que nous avons dénommé « Style Anthropocène », qui voit le retour des tapisseries, des rideaux et des tapis que l'on nomme aujourd'hui isolation thermique, pare-vapeur, étanchéité à l'air, dont on attend avec jubilation de dévoiler l'esthétique de leurs matières et le savoir-faire de leur mise en œuvre précise et élégante.

Aujourd'hui, en 2020, c'est avec le climat un autre événe­ment matériel qui peut entraîner la transition stylistique vers le Style Anthropocène. Durant la seconde partie du xxe siècle, le choix des matériaux employés en intérieur relevait du subjectif ou de jeux de langage permettant de choisir une couleur, un matériau comme un signe culturel ou social, ou selon sa pure fantaisie. Mais en avril 2020, des chercheurs de l'université de Hamilton aux USA publiaient un article qui comparait le temps durant lequel le coronavirus SARS-CoV-2 (appelé avant HCoV-19) restait infectieux selon le type de matériaux sur lequel il reposait5. Le constat était que le virus était totalement inactif après 8 heures sur le cuivre, tandis qu'il restait actif sur les autres métaux, jusqu'à 1 jour sur du carton et 3 jours sur le plastique. On peut immédiatement en tirer quelques leçons de l'ordre de l'architecture d'intérieur, se dire que les vieilles poignées de porte et autres sonnettes et boutons en laiton étaient assez légitimes pour éviter les contaminations et qu'il serait peut-être intéressant de réengager aujourd'hui ces principes de santé dans les choix matériels qui occurrent dans les projets d'architecture et d'architecture d'intérieur. Cela peut paraître anodin, c'est pourtant vers une révolution paradigmatique totale que nous engagerait la simple décision de changer aujourd'hui nos poignées de porte en PVC ou en acier inoxydable pour du laiton.

Climat et santé sont aujourd'hui en train de renouveler profondément les choix esthétiques prévalant en décoration d'intérieur, introduisant un nouvel art décoratif, celui du xxie siècle, le Style Anthropocène.


  1. Il était une fois les réglementations thermiques…↩︎

  2. LE CORBUSIER. Vers une architecture ». Paris : Flammarion, 2008.↩︎

  3. Ibid.↩︎

  4. Less is more, devise attribuée à Mies par Philip JOHNSON dans son ouvrage Mies van der Rohe. New York : Museum of Modern Art, 1947.↩︎

  5. N. van DOREMALEN, T.BUSHMAKER, D. MORRIS et al. « Aerosol and Surface Stability of SARS-COV-2 as Compared with SARS-COV-1 ». The New England Journal of Medicine, 16 avril 2020, DOI: 10.1056/NEJMc200497.↩︎