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« L’avenir d’hier » ou le passage de relais de Judy Attfield

abstract

Historian and designer Judy Attfield’s famous text “FORM/female FOLLOWS FUNCTION/male” (1989) has entered the canon of English-language feminist and women’s studies concerning design history. This commentary is not intended as an explanation of it, as the text itself is clear, straightforward and sets an agenda for further work in the field. It embraces more a reflection on geographical and cultural connections to writing, the academic ‘studies’ genre, and the ability of historical studies to highlight significant counter-intuitive issues which give a keener understanding of historical phenomena. It indicates or emphasises the value of Attfield’s historical method, informed by her back- ground as a practitioner and her attention to popular objects and to women, neglected by a more canonical and masculine history.

C’est le décalage entre théorie et pratique qui introduit ces questions fondamentales dans le monde réel de l'expérience vécue, seul endroit où le changement peut effectivement avoir lieu.1
Judy Attfield

Autant le dire, ce commentaire est un essai, au sens d’une tentative. L’article « FORM/female FOLLOWS FUNCTION/male » de Judy Attfield trouve place à la fin d’un volume, Design History and the History of Design2, dirigé en 1989 par John Albert Walker, historien de l’art, pour étendre le champ des études en histoire du design. Dans cet ouvrage, le texte de Judy Attfield arrive après la conclusion de l’auteur, ce qu’Élise Goutagny qualifie assez justement de post-scriptum à la suite de Bruno Giberti3. Une place tout à fait particulière, il fait partie du livre, mais comment fait-il partie du propos du livre ? Si le titre grinçant de l’article d’Attfield est limpide en reprenant l’aphorisme de Sullivan qui s’annexe sur la Nature4, celui de l’ouvrage pose un problème de traduction. En français Histoire du design et l’histoire du design n’est pas assez spécifique, un pluriel (HistoireS du design et histoire du design) serait dépréciatif, renvoyant à des petites histoires, des anecdotes non constitutives5. Plus sage et clair, Études historiques en design et histoire du design... Nous y reviendrons. Cette remarque situe en tout cas les intentions de cette réflexion : nous situer à partir de Judy Attfield. Peu connu des francophones, le texte de l’historienne, mais aussi praticienne, est entré dans les canons de l’histoire du design concernant le féminisme ou les études féministes, prémices des études de genre.

Sa construction impeccablement académique et son ton direct permettent un grand confort de lecture. L’action explicative et planificatrice entreprise par sa rédactrice est dès lors éclairante. C’est un programme. Les textes de ce type ne se donnent pas si souvent à voir dans une histoire marquée par l’égrenage des grands objets, des identités territoriales ou nationales, des grands hommes — praticiens et théoriciens — censés avoir fait cette histoire. L’un de ceux qui proposent programmatiquement une façon de faire de l’histoire en l’occurrence « anonyme » — c’est-à-dire des objets et créations anonymes, il faudrait y revenir — est Sigfried Giedion6, dont les ambiguïtés patriarcales sont notables7 pour celles et ceux qui travaillent la question du féminisme et du genre. Force est de reconnaître dans les propos de l’historien suisse une méthode d’une certaine puissance8. Nikolaus Pevsner, qui avait un arc explicatif de Morris à Gropius, et de l’Angleterre à l’Allemagne, pour des raisons autobiographiques et politiques, le fait aussi, mais il est justement l’origine de l’Histoire du design qu’il convient légitimement de remettre en cause dans une telle tentative.

L’introduction de « FORM/female FOLLOWS FUNCTION/male » pose un cadre clair : la nécessaire et saine confrontation critique à une histoire établie, l’orthodoxie problématique, l’exposition des nouvelles perspectives sans écarter les indécisions et les divergences qu’elles contiennent, et le déploiement du programme en sept sous-parties9. Les paragraphes des différentes portions alternent enfin de façon équilibrée les arguments. Le texte cite sans toutefois expliquer exemples et contre-exemples, mais il éclaircit les concepts posément. Les éléments programmatiques chez Attfield sont de plusieurs ressorts : c’est un texte qui est en lui-même la somme des historiennes et des historiens qui se sont attachés à une lecture plus ou moins féministe ou féminine de l’histoire du design, des arts décoratifs et des arts plus généralement, et on y suit aussi trois grandes lignes argumentaires : ce qui a trait au design, ce qui dépend des points de vue féminins et/ou féministes et la question des méthodes « historiques » sous les auspices « d’une histoire féministe du design », du langage et des concepts, des disciplines ou des typologies d’études.

Ce commentaire, qui part du texte, mais n’en est pas une explication, est davantage une réflexion sur le moment présent. Les historiennes ou les exemples cités par Attfield ne sont pas repris, sauf les figures de Linda Nochlin, Roszita Parker et Cheryl Buckley seulement évoquées, et il s’éloigne parfois de la question spécifique des femmes10. Par contre, il embrassera un rapport géographique et culturel à l’écriture, au genre universitaire des études et aux capacités des études historiques à dégager des aspects contre-intuitifs importants, clairement contenus en creux chez Attfield.

Étrangetés francophones...

Judy

Emeritus à la fin de sa carrière, Judy Attfield, née en 1937, a contribué à bousculer la trajectoire académique de l’histoire du design et c’est avant son doctorat qu’elle écrit « FORM/female FOLLOWS FUNCTION/male ». Le programme est donc également personnel et elle va l’appliquer dans la suite de ses travaux11. Elle est une designer qui vient à l’histoire avec en tête les manques et les défauts d’observation qu’elle s’emploie à établir dès son Master à Middlesex Polytechnic. Dans ce premier exercice, elle s’intéresse aux tapis tuftés, sous-type du tapis de laine12. Avec les méthodes des études en culture matérielle, elle va s’attacher dès lors à examiner la vie quotidienne et les objets ordinaires auxquels l’histoire canonique ne s’intéresse pas. Elle consacre sa thèse à une histoire du mobilier britannique, dont le mobilier post-guerre du Good Design censé porter haut les couleurs de l’industrie mobilière britannique. Elle y révèle que loin d’une chaîne logique et construite de conception et de production, on commercialise comme des formes industrielles exemplaires des modèles en réalité produits de manière artisanale tandis que des enseignes peuvent afficher comme des pièces rares et originales confectionnées par des artisans qualifiés des meubles fabriqués industriellement. C’est donc à une opération de démystification et d’érudition autonome qu’elle se livre, qui la fera entrer dans les études féministes. On reconnaît la designer dans l’observation patiente qui ancre dans le genre, mais aussi dans l’histoire sociale, les objets populaires négligés et dépréciés. C’est le cas dans Wild Things13 où la pertinence d’un solide ancrage dans les sciences humaines, dont la linguistique, lui permet de déplier les faits et les observations. Elle contribue donc au Royaume-Uni à la possibilité d’une histoire subtile qui constitue un domaine en soi et non un sous-domaine de l’histoire de l’art. L’ a-t-on oublié ou l’a-t-on jamais su, en France par exemple ?

Ces éléments biographiques mais aussi contextuels se situent à une période très identifiable, qui remet en cause le Moderne et le modernisme ainsi que les récits qu’ils — car c’est une évidence, il s’agit bien d’hommes pratiquement et uniquement — ont construit. Pour notre propos le texte fait le pont entre ce qui précède la postmodernité à laquelle il appartient et notre actualité qui voit ces questions embrasser plus largement la société d’une part et affirmer une nouvelle part d’originalité ou de nouvelles origines avec les développements des questions de genre d’autre part.

 Pour le design se joue une suite de décalages. La discipline est universitaire et se constitue comme telle — comme un ensemble de studies c’est-à-dire d’études — depuis une quarantaine d’années dans la zone géographique anglo-saxonne, mais depuis quelques années seulement sur le territoire européen et surtout francophone.

Les studies et les études

 La question des studies est peu citée dans les articles de RADDAR n°314, ils sont pourtant pratiquement tous issus de ce genre, parce que la revue s’emploie à constituer et rassembler des récits, des réflexions et des études afin de constituer un corpus pour la discipline ou ce qui voudrait se constituer comme tel. On ne peut donc que constater que différents articles — voire la plupart — se rattachent à la question des studies : féministes, postcoloniales, de genre, numériques, africaines essentiellement. C’est-à-dire les types d’enquêtes et de théorisations qui fondèrent, à partir des années 1980 et 1990, une évolution à la fois des études savantes et également des positions mémorielles et militantes de notre époque. Un tournant peut-être où des domaines disciplinaires ne sont plus seulement « bulles de savoirs » et se ré-ouvrent à des postures parfois militantes. Ces brèches créent des tiraillements, des jeux de pouvoir, de postes autant que de positions. Le territoire anglo-saxon est de ce point de vue celui qui expérimente des manières de se parler. Mais la vogue et les modalités des « études » sont pratiquées, en France par exemple, depuis plus de vingt ans dans le territoire particulier des sciences humaines et sociales. Elles se situent aujourd’hui autour de notions déjà importantes et installées, et mises au goût du jour par le mot studies. Gender, science, postcolonial, digital, environmental, animal, subaltern, disability, etc., sans oublier parmi les modèles celles, séminales, du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham. Le terme studies ou études signe un déplacement et des croisements entre des domaines auparavant constitués comme disciplines distinctes dans le champ de l’Université15 c’est-à-dire ce qui semble « consubstantiel à l’avènement de l’Université moderne16 » et surtout à sa stabilité.

Les nouvelles pratiques de l’histoire du design qui se constituent dans les années 1980 à partir de studies attaquent donc les perceptions modernes en faisant entrer dans l’affaire la consommation, la culture populaire, puis de façon très articulée aux précédentes et très logique, la question du genre, en particulier féminin. Le texte et le propre travail d’Attfield le montrent. En ce sens les jeunes historiennes ou historiens d’aujourd’hui ne peuvent que fructueusement relier les réflexions de nos mâles dominants à des points d’entrées qui bizarrement sont ceux de la paix ! En effet, il est possible de dire que ce qui sépare les façons de voir c’est aussi la guerre. Toute la tradition moderne est alliée à la machine en tant qu’elle amène à la guerre — un jeu d’hommes, telle qu’on nous la présente. Ce chemin mène à un trauma et pas seulement au moderne comme théorie machiste du beau. La paix retrouvée immerge dans une autre réalité qui pourrait, comme la douceur féminine, nous en protéger : l’abondance et l’emploi à produire des biens de consommation — mais au rythme saccadé des machines.

Ces points de vue (études et disciplines, sujets des études) donnent aussi des grandes façons d’exposer les choses, des manières d’écrire, d’enchaîner et d’articuler les idées, de justifier, de nommer ou de faire des ellipses. Des modalités culturelles variées où aujourd’hui on remarque des différences fondamentales dans les références et les auteurs convoqués entre les zones géographiques alors qu’elles s’échangent de domaine à domaine. Patriarcat, genre, intersection particulière, séparatisme, sexospécifique, objectivation, langage...

Linguistic turn

Judith, Éric, Roland

Spécialiste de littérature française du xxe siècle, Éric Marty, auteur de Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre17, est aussi l’éditeur des œuvres complètes de Roland Barthes, qu’il rencontre en 197618, et un analyste de la modernité littéraire et critique et des dimensions qui « trament » théorie et écriture. Avec Barthes reviennent régulièrement sous sa loupe les pensées et discours lacaniens, foucaldiens, derridiens, etc. En bref, des penseurs du moment structural et post-structural français – les années qui mènent de 1950 aux années 1980. L’ensemble aussi de ceux qui, ayant reçu un accueil enthousiaste sur les grands campus américains dans les années 1970 et 1980, forment ce que l’on nomme à tort ou à raison la French Theory. Dans l’ouvrage de Marty rien ne relie en apparence à la discipline spécifiquement nommée design, à son ontologie ou à sa politics. Mais il recompose scrupuleusement les méandres qui mènent à l’avènement d’un vocabulaire nouveau dans les années 1990 et donc des concepts d’agency ou agentivité, de performativity ou performativité, etc. À partir de textes, ceux de Judith Butler principalement, il s’attarde sur des notions intéressantes – outre celles spécifiquement liées aux questions du genre – pour le design.

Paradoxe qui veut que le mot le plus simple à traduire en français (et du français) gender/genre soit précisément un intraduisible. On sait en effet que le mot gender lui-même – comme le mot gay – vient du français, de l’ancien français gendre (sorte, type, sexe) devenu en français moderne genre, lui-même issu du latin genus qui signifie race, extraction, espèce19.

L’ouvrage Le sexe des Modernes permet donc de reprendre langue entre francophonie et aire culturelle anglo-saxonne en étudiant, en nommant, du point de vue français, les opérations qui s’organisent alors. Les discussions publiques commencent en France autour de la construction théorique de Judith Butler dans Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity qui paraît en 1990 et est tardivement édité en français, en 2005, par Cynthia Kraus, professeur en études de genres à l’université de Lausanne20. Il y a seulement un peu plus de 15 ans, ce qui n’est sans doute pas un hasard.

Quelle histoire précise raconte alors Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre ? L’auteur la décrit comme « l’histoire d’un geste. [Celle] qui mène des grandes entreprises déconstructrices de la Modernité [...] jusqu’au triomphe contemporain de la théorie du genre21 ». Marty pose des questions essentielles sur ce qui appartient à la pensée dans les deux cultures avec un statut très différent à l ’écriture22. C’est pourquoi l’ouvrage rend également compte et de façon puissante de deux dimensions. Celle qui, dans les replis du langage et de ses théories, dans les plis des traductions, raconte la naissance, le rapt, la transposition, la transformation des concepts c’est-à-dire la fécondité intellectuelle. Et celle qui dans les traversées transatlantiques dévoile peut-être les équivoques, les détournements, les fractures, c’est-à- dire les divisions d’espaces culturels qui pensaient, sans doute un peu hypocritement, avoir quelque chose en commun et se retrouvent, disons-le tout net, autour de la question de leadership culturel, autour d’une matière idéologique, qu’on le veuille ou non.

Focales différenciées

En décryptant avec attention le grand fait qu’est le genre, tant comme concept que comme outil épistémologique et militant, Marty introduit l’idée que « le genre (gender) est le dernier grand message idéologique de l’Occident envoyé au reste du monde23 ».

Si les problématiques de genre et de race sont consubstantielles au design, et que la revue RADDAR n°4 s’attache à rendre compte d’études particulières, la jolie dérive qu’imposent les choix des articles dans un thème aussi complexe que Design Politics24 est passionnante. On peut remarquer que les articles des auteurs anglo-saxons traitent tous de rapports de domination : coloniaux, impérialistes ou anti-Noirs, soit plus précisément dans ces rapports de domination un ensemble de problématiques raciales qui habitent le design comme discipline occidentalo-centrée. Les auteurs francophones ou dont les langues sont latines se tournent davantage vers les rapports aux autres qu’induisent les constructions politiques que peut implicitement ou explicitement organiser l’actualité de la discipline : co-construction, visée « dénormée », genrée, dissymétrie, dé-disciplinarisation, anarchisme. Il y a bien entendu des croisements, mais l’ancrage anglo-saxon creuse plus fortement et historiquement un façonnage irréparable qui prend racine dès les xve et xvıe siècle dans le commerce triangulaire de la traite des Noirs, au xıxe siècle avec la mise sous coupe des économies dans les colonies, au xxe siècle avec l’hypocrisie des rapports avec les anciennes colonies du continent africain et au xxıe siècle avec la théorisation et la complexité des relations entre Blancs et Noirs à l’échelle planétaire à partir de théories et de problématiques plutôt situées dans leurs origines aux États-Unis. Le fait colonial, vu du côté latin, est un fait historique et un opprobre contextualisé. Le rapport avec des populations anciennement colonisées est davantage vu comme le gisement d’une nouvelle attention au monde et la possibilité de reconsidérer une transformation disciplinaire sous d’autres prismes que celui de l’extractivisme, de l’imposition des institutions occidentales, de la négation des droits et de la violence coloniale. Enfin « apprendre de... » plutôt « qu’imposer à... ». Dirait-on que l’historicisation expose, d’un côté, une blessure, une fêlure aliénante, et de l’autre côté des devoirs évidents et des opportunités ? Que lie-t-on du design et des motifs examinés dans cette perspective ?

Structurations & disciplines : militance et histoire ?

Entre les années 1970 et les années 1980, les historiennes du design et de l’architecture influencées par le « féminisme de la deuxième vague et une poignée de textes pionniers ont commencé à aborder ces questions armées de théories féministes », nous dit Cheryl Buckley25. Ce contexte autorise la remise en cause de notions de valeur, de goût « à mesure que l’incapacité [universitaire] de la nouvelle discipline à prendre en compte les femmes en tant que productrices, conceptrices, consommatrices et utilisatrices du design devenait évidente26 ».

Évidence rétrospective des militances

Charlotte Gould, historienne de l’art27, nous offre alors avec Linda Nochlin, citée par Attfield, une synthèse bienvenue : en rappelant que dans son essai, « Why Have There Been No Great Women Artists?28 », Linda Nochlin fait la recension des facteurs sociaux et économiques qui n’ont pas permis la reconnaissance de femmes artistes depuis la Renaissance, et le développement d’artistes-femmes : « Exclues des ateliers de peinture et interdites au xıxe siècle de classes de dessin où posaient des modèles nus, les femmes ont peu eu l’occasion de proposer des précédents pouvant servir de modèles aux nouvelles générations d’artistes. » C’est pourquoi il est possible de dire, ce que plus personne ne remet en cause en littérature, que la différence sexuelle est signifiante en art (The sex of the artist matters). Gould ajoute que ces pratiques furent présentées en 1988 dans The Subversive Stitch, titre générique de deux expositions distinctes, présentées à Manchester comme il se doit, en 1988 : Embroidery in Women’s Lives 1300-1900 et Women and Textiles Today29. L’ouvrage l’accompagnant de Rozsika Parker, cité par Attfield, fait également date30. Charlotte Gould en critique d’art pense peut-être davantage au second volet de l’exposition qui démonte par « emboîtement » questions de genres, thématiques sociales et insiste sur l’intérêt des pratiques artisanales de Dada, du Surréalisme et du Constructivisme russe qui intègrent de nombreuses artistes femmes. Pour le design, le premier volet est tout aussi intéressant puisqu’il montre le déclin – comme pour d’autres arts appliqués – de ces pratiques, et particulièrement le cas de la broderie. Ce que l’exposition, il y a trente ans, ou qu’un film de 2019 comme La Jeune fille en feu de Céline Sciamma médiatise – la force d’une pratique marginalisée ou l’exercice professionnel de la peinture au xvıııe siècle par une femme dans l’art du portrait par exemple – est essentiel. Si l’on reprend cette traversée avec l’historienne Séverine Sofio qui a écrit Artistes femmes. La parenthèse enchantée, xvıııexıxe siècles31, on déplie minutieusement des mécanismes qui peuvent relier les beaux-arts, les arts appliqués, les positions et l’argent (le métier), et ce que va induire la révolution industrielle.

C’est à une certaine histoire de la féminisation d’un champ que se livre l’auteur et il serait inspirant de reprendre à l’endroit où elle s’arrête afin de compléter vers les arts appliqués et le design, dont les écoles sont peuplées majoritairement de jeunes femmes32. La leçon complète ce qui reste des propos de Nochlin.

Contre-intuitivité féconde de l’étude historique

La sociologue de l’art étudie en effet les bouleversements qui ont lieu dans le champ des beaux-arts entre 1750 et 1850 en France et la façon dont le parcours des femmes comme artistes est déplacé vers un gain, puis vers une perte. La féminisation et la professionnalisation sont les premières étapes d’une reconnaissance à travers les pratiques des artistes-peintres professionnels dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, pour se refermer progressivement avant le milieu du siècle suivant. De façon contre-intuitive pour nous, la création de l’Académie casse le corporatisme et autorise la présence de femmes33. Initiée par Greuze et David, l’ouverture des ateliers privés d’élèves à des jeunes femmes, contrairement à l’École des beaux-arts, en émancipe un certain nombre. On peut dès lors être femme, peintre et gagner de l’argent dans une relative égalité des conditions de travail et des niveaux de rémunération avec les hommes. Savoir dessiner constitue un « nouveau capital distinctif » et permet d’exercer une « profession utile34 », voire d’être reconnue et « artiste comme les autres » dans les divers salons35. C’est donc un progrès dans un milieu certes restreint, mais pas plus que celui du design. Être artiste devient pour les femmes « la destinée la plus enviable et l’activité la plus prestigieuse qui leur soit accessible, à une époque où l’enseignement supérieur leur est fermé36 ». Mais en trois générations et un peu plus d’une cinquantaine d’années commence un autre transfert très minutieusement analysé, où la peinture est peu à peu associée à une activité féminine. On élimine donc ces apprentissages du parcours scolaire des hommes, la génération formée sous l’Empire se spécialise davantage et une répartition sociale des pratiques artistiques se fait jour. La dernière génération étudiée (1825-1840) voit alors surgir de nouvelles difficultés et une baisse du niveau social moyen. À ce qu’on pourrait prendre pour une meilleure pénétration du statut d’artiste femme, correspond alors une sélection accrue, une spécialisation dans les genres mineurs et une entrée dans les arts décoratifs moins exigeants, pour gagner sa vie. Les femmes sont souvent copistes dans les galeries du Louvre, à côté d’hommes37 :

Tout se passe alors comme si la condition d’artiste professionnelle préserve, en quelque sorte, ces femmes de l’opprobre qu’aurait dû impliquer, à cette époque, une telle liberté de se déplacer et une telle autonomie dans un travail mené loin de l’espace domestique38.

De manière très intéressante pour nous, Séverine Sofio montre que c’est le fonctionnement des avant-gardes et l’autonomisation de la profession d’artiste avec la naissance des galeries (au début des années 1850) qui excluent les femmes de façon plus efficace que les discours rétrogrades, soit l’espace public régi par ses agents masculins mêmes et les mécanismes d’une certaine économie — libérale — confisqués aux femmes par bienséance. Ce que nous prenons souvent pour des thèmes très xixe, la flânerie, la vie de bohème, les cafés, « se vendre » auprès de mécènes et des conservateurs par exemple ont des effets bien réels. Se loge dans les mécanismes décrits une analyse à contre-emploi du rôle de la régulation publique en France, même sous des régimes plutôt conservateurs. Ressortent bien sûr les agissements et la reprise de possession d’un champ — la peinture dans les beaux-arts — par un monde économique essentiellement masculin qui modèle à chaque moment les règles de son fonctionnement et propose, comme pour « vider » le champ, de nouveaux métiers féminins dans l’industrie. La réflexion d’Éric Marty sur la capacité et la facilité avec laquelle les multinationales et le monde capitaliste accueillent avec bienveillance et intègrent, dans leurs manières de faire — ressources humaines et commerce ou marketing —, les questions de genre sont alors fructueuses. Finalement comment le capitalisme et la « lutte contre le patriarcat » emploient un certain vocabulaire. Ainsi en va-t-il de termes à la fois libérateurs mais aussi terriblement managériaux, dont par exemple empowerment (ou encapacitation) fait partie39.

« Les structures ne descendent pas dans la rue40 » ou le retour aux objets

Marty analyse ces traits communs et note qu’ils sont aussi :

[...] le symptôme historique d’un bouleversement profond des rapports entre pouvoir et contestation du pouvoir, entre classes et minorités, entre normes et modifications de normes, symptôme historique de taille puisqu’il s’agit d’un processus originairement américain qui est devenu planétaire. On pourrait dire très simplement qu’il s’agit du remplacement du manichéisme politique européen issu d’une lecture théologico-politique de l’histoire, où le pouvoir cesse d’être mythifié sous la forme d’une puissance transcendantale mais où il est l’élément d’une relation ou d’une interaction. L’analyse la plus pertinente de ce processus c’est l’intervention de Foucault [...] intitulée « La philosophie analytique de la politique41 »42.

Nous voyons donc ici se dessiner des positions et des manières de faire. Le texte d’Attfield semble nous appeler à un vaste programme de révision historique mais ne nous trompons pas. C’est, comme le montre par ailleurs son travail, avec la minutie de lecteurs, de praticiens et praticiennes ou d’historiennes et historiens qu’il faut aussi s’engager dans de vastes études où les cas sont les déclencheurs qui permettent de regarder, parfois d’incarner pleinement, les mouvements systémiques. Ceux-ci nous apprennent que la partie n’est pas gagnée ou plutôt nous alertent sur les déplacements incessants qui s’opèrent du côté des régulations. Ces dernières ne s’entendent pas comme meilleure égalité mais plutôt comme rééquilibrage permanent d’un pouvoir à garder. Ce ne sont pas les humains qui sont déplacés mais les valeurs des activités. Valeur symbolique, morale, financière, éducative, statutaire en fonction de quoi se déplacent les humains. Le constat évoque une manière de remettre inlassablement l’ouvrage sur le métier. Textile donc. C’est aussi pourquoi il faut poursuivre le travail historique avec et au-delà des mots et des concepts sur une histoire des idées et des normes, et l’attention portée aux objets et aux relations que nous entretenons avec eux :

[...] un processus de recherche à double sens qui comprend l’étude des forces externes au-delà de l’objet physique lui-même et l’analyse plus autoréférentielle d’un produit de la production de masse moderne en tant que manifestation matérielle de ces forces culturelles43.

Judy Attfield a contribué à faire que l’histoire du design puisse être l’étude de relations spécifiques et spéciales où formes banales, liens et consommations dénotent les évolutions. Il faut donc amplifier la précision histo- rique ou la démystification et non prendre comme pente la mythification. Sur sa manière d’être historienne, l’anthropologue Daniel Miller, l’auteur de Material Culture and Mass Consumption44 ou de Stuff45, qui fut son directeur de thèse, écrit ceci :

Elle a ainsi fait passer la discipline d’un désir de juger ou de faire preuve de condescendance, au fait de simplement prêter attention et de créer une compréhension de toute notre culture matérielle, quelle que soit la façon dont elle est étiquetée et rejetée. Cette politique du respect est un leitmotiv de toute son œuvre et constitue son héritage pour l’avenir46.

« L’avenir d’hier47 » est le passage de relais européen de Judy Attfield.

Bibliographie

Ouvrages

ATTFIELD, Judith. Wild Things. The Material Culture of Everyday Life [2000]. Londres : Bloomsbury Visual Arts, 2020.

— . Bringing Modernity Home: Writings on Popular Design and Material Culture. Manchester : Manchester University Press, 2007.

GEISER, Reto. Giedion and America. Zurich : gtaVerlag, 2018.

MARTY, Éric. Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre. Paris : Seuil, « Fiction & Cie », 2021.

MILLER, Daniel. Stuff. Cambridge : Polity, 2010.

PARKER, Rozsika. The Subversive Stitch Revisited: The Politics of Cloth. Londres : The Women’s Press, 1984.

SOFIO, Séverine. Artistes femmes. La parenthèse enchantée, xvıııe-xıxe siècles. Paris : CNRS, 2016.

WALKER, John A. et Judy ATTFIELD. Design History and the History of Design. Londres : Pluto, 1989.

Chapitres ou articles dans un ouvrage ou une revue

ATTFIELD, Judith. The Tufted Carpet in Britain: Its Rise from the Bottom of the Pile, 1952-1970. Journal of Design History 7, 1994, p. 205-216.

BUCKLEY, Cheryl. Made in Patriarchy II: Researching (or Re-Searching) Women and Design. Design Issue, vol. 36, n° 1, hiver 2020, p. 19-29.

DURO, Paul. Copyists in the Louvre during the Middle Decades of the Nineteenth Century. Gazette des beaux-arts, avril 1988, p. 249-254.

GOULD, Charlotte. Histoire de l’art et féminisme : la fin d’un oxymore ? Les pratiques et théories féministes des années soixante-dix comme héritage. In MARRET, Sophie et Claude LE FUSTEC (dir.). La fabrique du genre : (dé)constructions du féminin et du masculin dans les arts et la littérature anglophones. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 263-277.

MONTEIL, Lucas et Alice ROMERIO. Des disciplines aux « studies ». Revue d’anthropologie des connaissances, 2017/3, vol. 11, p. 231-244.

NOCHLIN, Linda. Why Have There Been No Great Women Artists? ARTnews, janvier 1971, p. 22 et sq. <https://www.artnews.com/art-news/retrospective/why-have-there-been-no-great-women-artists-4201>. En français : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? », in NOCHLIN, Linda. Femmes, art et pouvoir. Traduit de l’américain par Oristelle Boni. Arles : Jacqueline Chambon, 1993, p. 201-244.

SCOTFORD, Martha. Messy History vs Neat History, from Visible Language [1994]. In SMET, Catherine (de) et Sara DE BONDT. Graphic Design: History in the Writing (1983-2011). Occasional Papers, Royaume-Uni, 2012.

SOFIO, Séverine. Socio-histoire des formations artistiques du xvıııe au xxe siècle. Agone, n° 65, numéro spécial « Sous le talent : La classe, le genre, la race », 2021.