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Indochine – Paris

Politique et politisation des chaises Sandows

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Au Salon d’automne de 1929, l’architecte-décorateur René Herbst (1891-1982) présente pour la première fois ses chaises dites Sandows. Ces chaises novatrices sont faites d’un cadre en acier tubulaire, d’une assise en grillage métallique et d’un dossier composé de sandows fabriqués en série. À travers ses expositions, conférences et articles, Herbst décrit les chaises Sandows comme des objets qui peuvent dissoudre les hiérarchies sociales si elles sont utilisées massivement, parce qu’elles offrent à chacun des conditions de vie abordables, hygiéniques et confortables, affranchies des marqueurs de classe. La politisation d’un objet ne reflète cependant pas sa réalité politique – l’implication de l’objet matériel dans les systèmes de pouvoir au sein d’une société. Sous le terme de politisation, cet article propose l’hypothèse d’un alignement de deux modes de politisation des objets en prenant le cas d’étude de ces modèles. Entre la rhétorique idéologique du designer et la réalité politique et coloniale d’une production, cette réflexion met en parallèle l’analyse des discours d’époque et l’histoire matérielle. En examinant les différences entre la volonté de politisation et la réalité politique de ces chaises, on peut observer comment ces deux notions diffèrent et interagissent pour le public de l’entre-deux-guerres. Traduit de l’anglais par Dennis Collins

Au Salon d’automne 1929, l’architecte-décorateur français René Herbst exposa pour la première fois ses chaises dites Sandows. Sous le terme de politisation, cet article propose l’hypothèse d’un alignement de deux modes de politisation des objets en prenant le cas d’étude de ces modèles. Entre la rhétorique idéologique du designer et la réalité politique et coloniale d’une production, cette réflexion met en parallèle l’analyse des discours d’époque et l’histoire matérielle. En examinant les différences entre la volonté de politisation et la réalité politique de ces chaises, on peut observer comment ces deux notions diffèrent et interagissent pour le public de l’entre-deux-guerres.

Ces chaises innovantes sont faites d’un cadre en acier tubulaire, d’une assise en grillage métallique et d’un dossier composé de câbles élastiques. Les tubes d’acier sont produits par une méthode nouvelle qu’on appelait perçage et laminage, qui donne des tubes plus légers et plus durables que les tubes traditionnels faits de feuilles de métal roulées. Les sandows tendus sur ces tubes sont des bandes de caoutchouc vulcanisé entourées de tissu en coton, avec un crochet métallique à chaque extrémité. Herbst utilisera ces matériaux industriels sur quinze types de sièges différents qui forment la série d’assises Sandows, du simple tabouret à la chaise longue réglable Fig. 2. Il expose deux de ces modèles au Salon d’automne, dans une présentation intitulée Le Petit Salon. Ce petit salon est meublé de deux fauteuils de bureau avec des accoudoirs en acier, et de chaises étroites de salle à manger avec des coussins ronds conçus par Hélène Henry. Les chaises Sandows sont groupées autour de tables en acier et bois laqué, décorées uniquement de quelques fleurs et de livres. Herbst les présentera dans des cadres non moins sobres plus d’une douzaine de fois au cours des dix années suivantes.

Au moment où il expose Le Petit Salon, Herbst est l’un des premiers en France à concevoir et à promouvoir un mobilier d’intérieur en acier tubulaire. Entre 1928 et 1930, Charlotte Perriand, Le Corbusier, Édouard-Joseph Bourgeois et Robert Mallet-Stevens exposent eux aussi des meubles en acier tubulaire. Ces concepteurs s’inscrivent dans la lignée de Marcel Breuer, Mart Stam et Ludwig Mies van der Rohe, qui présentent les premiers modèles en tube d’acier en Allemagne entre 1925 et 19281. Les deux groupes ne se contentent pas d’employer l’acier : ils expriment leurs raisons de le faire en termes politiques2. Ils partagent la conviction qu’ils peuvent utiliser les matériaux industriels pour transformer les systèmes de pouvoir au sein de la société – selon une idée à la base du modernisme tant européen qu’américain. Les raisons individuelles d’utiliser des matériaux industriels se développent en lien avec ce principe central.

Herbst décrit les chaises Sandows comme des objets qui peuvent dissoudre toutes les hiérarchies sociales si elles sont utilisées massivement. À travers expositions, conférences et articles, il affirme que ses chaises offrent à chacun des conditions de vie abordables, hygiéniques et confortables, affranchies des marqueurs de classe associés à l’ornement. Elles permettent d’instaurer une plus grande égalité et d’atténuer un peu la souffrance qui frappe les classes économiques inférieures. À travers leurs déclarations publiques sur le rôle des objets au sein de la société, Herbst et ses collègues politisent les matériaux, les processus de fabrication et l’esthétique des objets3.

La politisation d’un objet ne correspond cependant pas nécessairement à sa réalité politique, laquelle renvoie plutôt à la relation inhérente de l’objet matériel avec les systèmes de pouvoir au sein d’une société4. Cette vision se fonde sur les travaux du sociologue Ulrich Beck, qui définit la politique comme l’ensemble des relations entre les entités, humaines et non humaines, vivant en société5. Ces relations donnent à des segments particuliers le pouvoir d’imposer un ordre parmi toutes les entités et de répartir les biens sociaux6. Même les arts décoratifs fonctionnent dans le cadre de l’ensemble des relations qui régissent le pouvoir au sein d’une société et y contribuent7. Malgré leurs différences, politisation et réalité politique sont souvent amalgamées. Tony Fry, théoricien du design, et Claude Lefort, théoricien de la politique, soulignent que c’est très souvent l’acte même de politisation qui masque la réalité politique8. La déconnexion entre politisation et réalité politique est tout aussi valide pour Herbst et les chaises Sandows.

Politisation des chaises Sandows

La politisation d’un objet suppose la construction d’associations entre cet objet et ses qualités prédominantes, d’une part, et les idéaux politiques auxquels son public accorde une certaine valeur, de l’autre. Pour politiser les chaises Sandows, Herbst se sert d’expositions, de conférences, d’articles et d’un manifeste de groupe, afin d’associer leurs méthodes de fabrication, leurs matériaux et leur esthétique à l’idéal d’une société équitable. Son argumentation repose sur l’idée selon laquelle toutes les inégalités se dissiperont quand tout le monde jouira de conditions de vie saines et confortables. D’après Herbst, les inégalités et tous les désagréments ont pour origine un niveau de vie insuffisant. Lors d’une conférence donnée en 1932, il affirme :

Le jour où les taudis seront remplacés par des demeures saines, il n’y aura plus de mécontents. Si chaque personne pouvait après son travail se reposer et vivre les joies saines de la famille, nous n’aurions plus besoin de feuilles de journaux, car il n’y aurait plus de faits divers. Adieu les assassinats, adieu les vols, on ne peut plus voler dans une maison claire, dans une maison où toutes les portes sont ouvertes et où tout se voit9.

Herbst établit un lien direct entre logement, bonheur familial et bien-être social. Si chacun vit dans un espace propre et adéquat, rien ne lui manque ; or c’est ce manque qui explique, selon lui, le malheur actuel des gens et les conflits sociaux. Pour atteindre ce but et donner à chacun un logement approprié, il se tourne vers les méthodes de production industrielle.

Herbst prône l’usage des chaises Sandows au lendemain de la guerre, à une époque de reconstruction, d’urbanisation et de difficultés financières. Les contraintes créées par le manque de place et d’argent sont au premier plan dans son travail. Il écrit :

Nos besoins de confort augmentent et l’espace qui nous est accordé diminue. Nous n’avons plus le droit, ni le moyen de gâcher de la place en vue d’un effet purement décoratif. Le luxe des grandes pièces appartient déjà au passé ; l’aménagement des petites pièces (c’est-à-dire la meilleure adaptation à des besoins de plus en plus nombreux, de surfaces de plus en plus restreintes) voilà le problème spécifiquement moderne10.

En soulignant ce besoin accru de confort, du fait d’une vie urbaine perçue comme de plus en plus mouvementée, Herbst s’inscrit dans les préoccupations des classes moyennes et supérieures pour les conditions urbaines dégradantes. Il propose ses chaises Sandows – faites d’acier et fabriquées en série, sans ornements ni coussins – pour remédier aux conditions de vie pauvres et inégalitaires.

Herbst évoque la production en série et l’acier comme des éléments critiques pour produire des intérieurs abordables, sains et confortables. Il esquisse cette position dans un article intitulé « Influence d’un cadre de série ». Les matériaux industriels tel l’acier donnent des intérieurs hygiéniques parce qu’ils sont sans tissu, crevasses ou fentes. La poussière ou la saleté ne s’y accumulent donc pas et ils sont faciles à nettoyer. Ils se prêtent aussi à une production en série à l’identique, ce qui diminue le coût de fabrication de meubles durables. Le designer résume ainsi l’importance de la production en série : « La série offre à tous socialement des possibilités de confort inimaginables sans elle. C’est cette recherche de l’amélioration du standing de vie des hommes qui nous pousse vers la série11. » Elle n’est pas seulement un procédé de fabrication, et l’acier n’est pas simplement un matériau de construction : ce sont des routes vers une société équitable.

Herbst célèbre l’esthétique épurée des chaises Sandows comme une contribution au progrès social. Les chaises, en tant qu’objets industriels lisses, dépourvus d’ornements, résistent à la poussière et à la saleté, nécessitent un espace minimal et ne sont pas des symboles de statut. Il se plaint souvent de la décoration et des ornements appliqués, affirmant clairement sa position dans une conférence : « Nous ne pouvons plus vivre dans le bric-à-brac. Désencombrons, démeublons12. » Il reproche à l’ornement d’occuper une place précieuse et de rendre le nettoyage plus difficile – deux accusations graves dans sa volonté d’offrir à tous un intérieur sain et abordable. L’ornement historique et les styles monarchiques réaffirment les positions de classe, même dans les objets manufacturés. L’utilisation de tels meubles perpétue la mémoire des hiérarchies royales et contribue à la notion selon laquelle seul un style particulier de mobilier a sa place dans des types spécifiques de pièces. Les chaises Sandows conviennent à toute pièce et en toute occasion parce qu’elles sont bien conçues. D’après Herbst, le matériau, la fabrication et le style de ses chaises les rendent appropriées à toute personne en toute circonstance. Il va jusqu’à les exposer dans une maquette de salle de musique au premier salon de l’Union des artistes modernes de 1930.

Mais, malgré ses efforts pour doter de cette dimension politique les chaises Sandows, son premier public n’entend pas ses arguments. Les critiques d’art qui vont aux expositions d’arts décoratifs et en rendent compte se focalisent plutôt sur la nouveauté des matériaux. C’est l’utilisation de l’acier et du caoutchouc qui préoccupe la plupart d’entre eux pendant une bonne partie de l’entre-deux-guerres. Quand Mobilier et décoration publie un article sur l’atelier parisien de Tamara de Lempicka, la seule remarque du critique Georges Rémon sur les douze chaises Sandows exposées est une comparaison entre les chaises et le radiateur électrique, sur la base de leurs matériaux communs13. Au troisième salon de l’Union des artistes modernes, Georges Valois voit dans la présentation de Herbst une mode du meuble métallique qui va « passer, comme tant d’autres14 ». L’année suivante, lors de la quatrième édition, René Drouin écrit dans L’Architecture d’aujourd’hui : « Des sièges en tubes chromés garnis de branches d’extenseurs, solution ingénieuse... qui fut amusante15 » Fig. 3. Vers la fin de la décennie, le critique Gaston Derys fait l’éloge de ces « fauteuils d’acier chromé, dont le dos est garni de cordons de caoutchouc », jugés « moelleux et pratiques16 ». Derys réduit toute la carrière de Herbst à cette relation avec ce matériau : « Voilà dix ans et plus, René Herbst nous disait sa foi dans le meuble métallique, qui demeure à ses yeux le meuble de l’avenir17 ». Cette absence de prise en compte de l’intention politique générale va de pair avec la méconnaissance de la réalité politique spécifique liée à la production d’un tel mobilier. Herbst n’arrive pas à faire des objets matériels, ici les chaises Sandows, des arguments de politisation possible des aménagements via les objets et rien ne garantit que les gens auront une lecture politique de tels objets18. Mais si la politisation n’est pas évidente, la réalité politique l’est davantage.

Réalité politique des chaises Sandows

Cette dernière renvoie aux interactions intrinsèques d’objets matériels avec les systèmes et entités qui répartissent le pouvoir au sein d’une société. Toute recherche sur la réalité politique d’un objet spécifique suppose l’étude des matériaux, des techniques, des fabricants et des institutions associés à sa création. La liste des systèmes et entités impliqués dans la fabrication des chaises Sandows est donc longue. Elle comprend les pouvoirs publics aux niveaux national et local, les accords économiques internationaux, les capacités industrielles de la France et de l’Allemagne, les morts, les destructions physiques et les développements technologiques provoqués par la Première Guerre mondiale, ainsi qu’un certain nombre de personnes ayant participé à la fabrication des matériaux et des produits finis. La plupart de ces systèmes apparaissent dans l’analyse de l’histoire matérielle de l’objet.

Le caoutchouc au cœur des tendeurs des chaises Sandows provient de plantations coloniales en Asie du Sud-Est19. Chaque tendeur est fait de caoutchouc naturel vulcanisé entouré de tissu de coton, avec un crochet métallique à chaque extrémité. En 1919, les plantations d’Hevea brasiliensis en Indochine produisent 420 o6 des 465 85 tonnes de caoutchouc utilisées en Europe20. Les jungles denses sont remplacées par des rangs d’hévéas et des usines de production Fig. 1. Le travail de déboisement, de plantation et de récolte est confié à des hommes engagés par les exploitants et la plupart des travailleurs sont des indigènes d’Asie du Sud-Est continentale, extrêmement pauvres21. Dès le début des années 1920, les plantations de caoutchouc emploient quelque 18 000 hommes, selon les estimations22. Ils viennent souvent des villages du nord. Les exploitants paient leurs frais de déménagement en échange d’un contrat de travail de trois ans, avec un salaire deux cents fois moindre que celui d’un contremaître européen23. Leur journée de travail s’étend du lever au coucher du soleil – souvent de six heures, où la récolte est la plus facile, à dix-huit heures. Pendant la saison sèche, ils dégagent le terrain pour préparer les futures plantations. Puis ils récoltent et transforment le latex pendant la saison des pluies. Après avoir récolté les seaux de latex, ils le filtrent, le mélangent avec des coagulants, et pressent le caoutchouc visqueux en feuilles. Ils intègrent ensuite du soufre au mélange et le chauffent à environ 10 degrés Celsius Fig. 4.

Un labeur exténuant, des conditions de travail très dures, des maîtres violents : telles sont les caractéristiques de la vie des indigènes qui travaillent et vivent dans les plantations, qui sont chacune une enclave organisée à l’image de la société coloniale globale24. Ces enclaves comprennent des bâtiments pour le travail et des logements pour ceux qui travaillent à la production du caoutchouc et pour les exploitants européens. D’après le sociologue Martin Murray, ces domaines sont des prisons où la vie des travailleurs, extrêmement réglementée, est coupée du monde extérieur25. La fabrique se compose d’entrepôts, de garages, d’ateliers de réparation, d’un laboratoire, d’une centrale électrique, et d’installations pour les premiers stades de transformation du caoutchouc. Les indigènes employés par les plantations vivent dans des ensembles résidentiels faits de brique ou de bois, avec des toits en tuile ou en tôle ondulée26 Fig. 5. Dans ces bâtiments bas, appelés traï, des dizaines de personnes dorment côte à côte dans des espèces de stalles. À partir de la fin des années 1920, lorsque le nombre de travailleuses augmente, des logements pour petits groupes avec un potager attenant remplacent certains des traï27. Ces paillottes abritent trois ou quatre hommes célibataires et une femme chargée des tâches domestiques28. Un village est formé d’une centaine de ces groupes29. Les structures destinées aux employés européens sont à l’écart des traï, villages et installations de traitement. Ce sont les bureaux de la direction, des maisons en maçonnerie, des locaux de police, des bâtiments de détention et des hôpitaux Fig. 6.

La direction met en place tout un ensemble de tactiques pour que les indigènes restent soumis et productifs. Selon Martin Murray, « elle recourt à l’intimidation, au harcèlement et à la violence physique pour allonger le temps de travail des producteurs directs30 ». Les indigènes sont mis à l’amende pour des infractions mineures ou inexistantes au code de conduite. On peut faire des retenues sur salaire en leur reprochant gaspillage, négligence avec les outils, lenteur dans le travail, maladie feinte, blessures auto-infligées, insolence ou insubordination. Ces punitions s’accompagnent de corrections, de coups de fouet et d’autres formes de violence physique31. Les dirigeants européens utilisent des prisons privées dans les enclaves pour incarcérer les indigènes accusés d’infractions – refus de travailler, destruction d’une partie de la plantation, tentative d’évasion avec une dette impayée. Ces pratiques violentes expliquent le taux de mortalité élevé. En 1928, l’année avant que ne débute la production des chaises Sandows, le taux de mortalité dans les plantations françaises atteint 5,4% – le double de ce qu’il est en moyenne dans la région. Les grandes dimensions des plantations, l’absence de soutien juridique extérieur, et l’endettement perpétuel des indigènes auprès des exploitants européens laissent peu de possibilités de fuite. Les chaises Sandows n’auraient pas été possibles sans cet assujettissement colonial.

L’autre composant important des chaises Sandows, les cadres en acier, provient de l’est de la France, région modelée par des frontières nationales instables et les conflits internationaux. C’est en effet la Lorraine qui produit l’essentiel de l’acier dans la France de l’entre-deux-guerres. Le bassin lorrain possède de vastes gisements de minette – un minerai de fer qui contient entre 20 et 40 pour cent de fer ainsi qu’un taux relativement élevé de phosphore et d’autres éléments32. Quand l’Allemagne cède l’Alsace-Lorraine à la France en 1919, la région compte entre 60 000 et 73 000 hectares de mines actives, renfermant trois milliards de tonnes de minerai, soit un milliard de tonnes de fer33. Le procédé Thomas offre, pour la première fois, un moyen efficace d’exploiter un minerai avec autant de phosphore. La Lorraine assure alors 95% de la production totale de minerai en métropole, 78% du métal en gueuse, 70% de son acier brut et 60% de son acier fini34.

Les mines et les aciéries emploient des immigrés venus d’Europe de l’Est pour ces travaux pénibles. Après les nombreux morts de la Première Guerre mondiale en France, le gouvernement et les grandes entreprises encouragent et facilitent l’immigration d’Européens de l’Est. Les mines recrutent des travailleurs en Italie, Pologne, Yougoslavie et Tchécoslovaquie, et les font transporter en France pour assurer la production de minerai35. Ceux-ci extraient le minerai à la main à l’aide de poudre36. Puis ils le remontent jusqu’à la surface dans des voitures tirées par des chevaux et par la suite par des locomotives électriques37. Les glissements de terrain, les incendies et les éboulements sont des risques constants38. Les villages autour des mines ne peuvent accueillir les nouveaux immigrés alors que les employeurs promettent de leur fournir un logement permanent. Mais les travaux de construction ne parviennent pas à suivre le rythme des nouvelles embauches, si bien que les travailleurs doivent vivre dans des baraques faites de bois et de torchis pendant plusieurs années. Les mineurs ont peu d’autonomie, car les exploitants refusent de négocier collectivement. Les matériaux et les moyens de production qui entrent dans la fabrication du caoutchouc et de l’acier ancrent les chaises Sandows dans ces histoires d’exploi­tation et de déshumanisation de travailleurs indigènes et immigrés approuvées par le système colonial français.

Conclusion : synthèse de la réalité politique et de la politisation

Ce survol de la rhétorique de Herbst et cette brève histoire matérielle mettent en relief les divergences entre la politisation et la lecture politique des chaises Sandows. Herbst préconisait un logement hygiénique et sûr pour tous ; mais les conditions de vie de ceux qui, en Asie du Sud-Est et dans l’est de la France, produisaient les matériaux dont étaient faites les chaises Sandows, étaient loin d’être idéales. Au lieu de favoriser l’égalité dans le niveau de vie et de dissoudre les différences de classe, la production des chaises renforçait les hiérarchies établies. La tentative de Herbst pour diffuser ses chaises à des prix abordables n’aboutit jamais, et ses clients restèrent de riches Parisiens. Des industriels comme Pierre Peissi et la famille Schneider payaient très cher pour exposer des chaises Sandows bien en vue dans leur demeure. Les chaises épurées occupaient des espaces privilégiés et illustraient les nouvelles applications de l’acier industriel. Le public principal de Herbst pourrait n’avoir pas perçu sa vision politique, mais la matérialité des chaises Sandows témoigne de leur réalité politique.

Ces dichotomies ne sont pas propres à Herbst. Pour les créateurs modernistes qui pensaient que le mobilier pouvait donner naissance à un monde meilleur, il y avait un schisme typique entre politisation et réalité politique. Leurs nobles buts supposaient d’importants changements dans des systèmes globaux inflexibles, mais cette étude montre cependant que souvent ces artistes ne tenaient leurs promesses politiques que dans des proportions limitées, voire pas du tout. Ces créateurs s’adressaient aux riches consommateurs européens des villes, et offraient à cette mince tranche de la population la prérogative de l’individualité, ainsi qu’une vie confortable dans une société égalitaire régie par des idéaux démocratiques. Ce groupe privilégié – et l’absence de considération pour les autres – est une caractéristique bien établie du capitalisme moderne. L’histoire des chaises Sandows souligne cet écart entre la réalité politique et la politisation, qui reste pertinent aujourd’hui.

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