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Du déplacement au voyage

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« Art d’autoroute » est un projet mené de 2009 à 2015 par le graphiste Julien Lelièvre. Bénéficiant d’une allocation de recherche du Centre national des arts plastiques (CNAP), la recension photographique de soixante-et-onze œuvres d’art réparties le long du réseau autoroutier français offre un panorama sur l’art autoroutier parfois décrié et souvent méconnu. L’ouvrage « Art d’autoroute » (Building Books, 2019) restitue cette démarche photographique. La philosophe Joëlle Zask y questionne l’expérience d’usager de l’autoroute et l’art autoroutier. L’autoroute est-elle une condition possible d’exis¬tence de l’art ? D’après l’auteure, ce travail photographique confère aux œuvres autoroutières de nouvelles virtualités. Lelièvre les situe, les rattache au paysage et éprouve leurs qualités jusque-là inconnues. Il les relie les unes aux autres de manière à former une sorte de communauté de formes et de mémoire.

In Julien LELIÈVRE. Art d’autoroute. Paris : Building Books, 2019, p. 97-104.

Un art autoroutier existe-t-il ? Et si oui, en quoi est-il spécifique ? Le projet de Julien Lelièvre recense 71 sculptures. D’après un article du Monde d’août 2018, il en existe 83 dont les trois quarts ont été conçues et installées dans les années 1980 et 19901. Comme en toute recension (celles de statues de rond-point, d’art animalier, de natures mortes, de fresques murales), il y a du bon et du mauvais. La question est ailleurs : l’autoroute, dont peu d’entre nous ne sont pas familiers, est-elle une condition possible d’existence de l’art ? Cet équipement dont l’usage est quasi obligatoire pour les voyageurs des routes peut-il devenir le site d’une expérience esthétique ? Et si oui, à quelles conditions ?

En tant qu’usager, la première évidence est le sentiment de faire partie d’un public captif. Impossible de ne pas voir, de regarder ailleurs ; les sculptures, visibles de loin tant elles sont pour la plupart imposantes, se trouvent dans le champ de vision des conducteurs qui, par définition, ne peuvent fermer les yeux. Leur attitude est érigée, ostentatoire. Les Flèches des cathédrales de Georges Saulterre (1989) ont figuré dans Le Livre Guinness des records comme « la sculpture la plus haute faite par un homme »2. L’impressionnant Signe infini Fig. 1 de Marta Pan fait 25 mètres de hauteur. Quant à Woinic Fig. 2aFig. 2b, un sanglier géant issu d’une commande du Conseil général des Ardennes, il serait, avec ses 8 mètres de hauteur et ses 50 tonnes, « le plus grand sanglier du monde ».

Or, si l’art est aisément associé à une « proposition », il s’accommode mal d’un système d’imposition. De fait, les œuvres souvent monumentales qui, en bordure d’autoroute, rencontrent le regard de millions d’automobilistes, sont méconnues, voire ignorées, remarque Julien Lelièvre, qui voudrait combler une lacune. Même démesurées, elles peuvent être anodines ; même imposantes, elles peuvent être invisibles. Au sujet des monuments publics, Robert Musil faisait la même réflexion : les édifices les plus ostensibles érigés à la mémoire de grands hommes ou d’actions glorieuses sont en réalité rendus invisibles, méconnus de tous, comme si dans le fait de ne pas voir venait se loger une liberté :

Rien au monde de plus invisible. Nul doute pourtant qu’on ne les élève que pour qu’ils soient vus, mieux, pour qu’ils forcent l’attention... pour beaucoup de gens, cela se produit même avec des statues plus grandes que nature3.

Le spectaculaire peut s’avérer si parfaitement anecdotique que faute de s’adresser à quiconque, il n’est vu par personne. Bref, le public de l’art autoroutier, de captif, devient absent.

À l’imposition des propositions et à l’indifférence du public s’ajoute une troisième variable peu favorable à l’authentification des sculptures d’autoroute comme art : celle du déplacement. En effet, notre expérience de l’art la plus habituelle est celle de la contemplation, de l’attention, de l’observation. Cela requiert une station prolongée, un goût de l’immobilisation. Ici, c’est l’inverse. Le déplacement active l’œuvre autrement immobile, lui conférant une qualité cinétique. Lors de la traversée d’un tunnel de l’A86 près de Vélizy, le conducteur dispose de 9 secondes à 70 kilomètres-heure pour apprécier l’Allégorie du château de Versailles, une mosaïque de 162 mètres de longueur réalisée par Cinzia Pasquali. Que l’œuvre soit située dans une aire de repos ou de service, où elle est parfois si encombrée d’autres éléments qu’elle en devient illisible, ou sur le bord de la route, où l’on passe très vite, l’expérience à laquelle elle donne éventuellement lieu est fugitive. Souvent, elle assume le simple rôle de signal (plusieurs ont d’ailleurs ce mot pour titre) orientant le regard vers un endroit marquant du territoire, ce qui induit chez le conducteur un ralentissement salutaire.

Cela mène à une quatrième variable problématique quant aux conditions d’existence de l’art d’autoroute : l’œuvre ne doit pas surprendre, ni divertir outre mesure, car sur la route, la surprise et la diversion sont fatales. Une œuvre qui aurait le pouvoir de capter le regard du voyageur au point de lui faire négliger sa conduite est à bannir. Elle peut être distrayante mais pas distraire, remarque Cinzia Pasquali. D’après un rapport d’aménagement du ministère de l’Écologie, c’est la raison pour laquelle des propositions plastiquement intéressantes, en particulier celles de Bernar Venet ou de Nissim Merkado, qui devaient passer au-dessus de l’autoroute, ont été finalement refusées.

À ces variables défavorables s’oppose pourtant une expérience particulière, celle du tiraillement entre plusieurs types d’espace et le caractère indécidable de leur statut : espace public, espace privé, paysage, territoire, région. La tension entre eux est mise en exergue. C’est parce que la situation de la sculpture est fragile et ambiguë qu’elle devient sensible. Or l’expérience de cette tension est enrichissante. Elle peut générer la conscience de la variabilité de l’espace en fonction des diverses qualifications qui l’affectent et créer une zone de liberté qui est celle de l’expérience esthétique en général.

Les œuvres croisées au bord de l’autoroute sont-elles publiques ? Oui et non. Oui parce que la plupart sont issues d’une commande publique, accessibles à toutes les personnes présentes et soutenues par un dispositif public, le « 1 % artistique », qui date de 1951 et qui passe au 1 % en ce qui concerne l’autoroute. Et non, parce que les accords entre les sociétés d’autoroutes et les artistes relèvent de contrats de droit privé, que les autoroutes sont exploitées par des sociétés privées (APRR, Eiffage, SANEF, Vinci), qu’il faut s’acquitter d’un droit d’entrée et que certaines sont issues d’une commande privée. Par exemple, Les Chevaliers cathares Fig. 3 de Jacques Tissinier, sur l’A10 entre Tours et Châtellerault, ont été achetés par Cofiroute en 1982.

Les mêmes perplexités frappent les autres types d’espace. Les œuvres sont-elles des éléments d’un paysage, d’un territoire, d’une région ? Oui, car celles que nous connaissons bien ont été intégrées dans le « décor », où elles ont réussi à trouver leur place, et ce d’autant mieux que, formellement ou sémantiquement, elles y ont été connectées au départ. Et non, car la plupart semblent anecdotiques ou décalées, voir déconnectées de tout contexte.

Leur traversée rapide et uniforme, le caractère unilatéral et rigide de leur utilisation, la contrainte extrême que fait peser la sécurité en termes de normalisation, signalisation, mobilier, équipement, etc., la canalisation incoercible de la vitesse et de chaque déplacement, aussi bien sur la route que dans les aires de service et de repos qui la ponctuent, contribuent à faire de la circulation sur autoroute une non-expérience, si par expérience on entend « une action dont l’issue n’est pas prévue » (John Cage). Le déplacement lui-même ne compte pas, seul importe le fait d’arriver à destination. Dans l’intervalle, le conducteur se met entre parenthèses.

En outre, l’autoroute et les espaces environnants n’appartiennent à aucun lieu précis. Alain Bublex, à l’occasion d’une commande du BAL, en a fait la remarque4 ; le paysage vu de l’autoroute est celui de partout et de nulle part. Il n’est d’aucun pays. C’est un espace à part, désincarné, formé d’un ruban sans fin flanqué de points de vue dont le défilé annule les ruptures et les variations, produisant un effet cinématographique linéaire. Il propose alors de se concentrer sur le déplacement lui-même et sur l’objet technique qu’est l’autoroute. Sophie Calle, qui a participé au même projet, se demande : « Pourquoi vouloir partir ? C’est partout pareil. »

L’intérêt des sculptures en bord d’autoroute est de convertir ces non-lieux en lieux. Pour les usagers, elles sont des marqueurs qui signalent une position précise dans le monde qu’ils traversent. Repères stables tandis que tout change en raison des saisons, des constructions, des plantations, de la lumière ou de la vitesse de défilement, elles sont des points par rapport auxquels s’opère un découpage spatio-temporel signifiant. Le travail minutieux de documentation que propose Julien Lelièvre au sujet de 71 sculptures participe de cet effet.

La propriété de convertir un « nulle part » en un « quelque part » est au cœur d’une conception sociale et située de l’art. Elle permet de s’affranchir de l’alternative habituelle entre l’art dit « autonome », c’est-à-dire un art censé inclure en lui-même ses propres critères d’appréciation, indépendamment du milieu spatio-temporel de son existence publique, et l’art contextuel, c’est-à-dire l’art pensé comme dépendant de ses conditions de production et d’apparition, et donc relatif à ce titre. L’art en tant que fabricateur de lieu n’est quant à lui ni détaché ni déterminé. Il est simplement conditionné. Ce qui le fait émerger, ce sont ses propensions à se connecter avec les variables du milieu de telle manière qu’il en propose une expérience, au sens véritable du terme.

L’art autoroutier entre pleinement dans cette problématique. C’est peut-être sa mission principale : introduire un moment d’expérience dans un vécu hypnotique de défilement sans fin, sans grand relief, sans césure, uniforme et éreintant, dont l’éventuel plaisir provient seulement de la mise en suspens — favorable d’ailleurs à l’attention du conducteur concentré sur la route — qu’il permet.

Par contraste, les propositions anecdotiques sont telles parce qu’elles paraissent, parfois à tort, tout bien considéré, le résultat d’un acte illustratif sans personnalité propre. C’est souvent le cas des actes de valorisation du patrimoine, qui tendent à devenir la règle depuis les années 1990. En relève la dernière réalisation en date, le visage du chanteur Charles Trenet sur l’A9, inauguré en juillet 2017 par Vinci Autoroutes, qui déclare « poursuivre activement sa politique de valorisation du patrimoine culturel des territoires traversés par son réseau ». Dans le même ordre d’idée, les sculptures se présentent parfois comme une simple résurgence du milieu. Illustratives, bavardes, redondantes, elles signalent un lieu sans véritablement l’explorer. Elles en font partie. L’étonnement qu’elles provoquent provient de leur quantité plus que de leur qualité. Il en va de même des propositions trop discrètes qui passent inaperçues, ne parvenant pas à être élevées à l’échelle du paysage, ce qui est en soi une gageure.

En revanche, les propositions de Vasarely Fig. 4, de Marta Pan, d’Anne et de Patrick Poirier Fig. 5, d’Agathe Larpent Fig. 6 par exemple, se rattachent à l’environnement de manière à en isoler un trait distinctif et à l’ériger en champ d’expérience. Tout en étant reliées, tout en prenant appui sur des données antérieures et réellement existantes de l’endroit qu’elles organisent, elles ne s’y réduisent pas. Géographie, histoire, données culturelles, leurs modes d’interaction avec l’environnement sont aussi diversifiés que le sont les paramètres d’étude des localités. Ici, une vue est aménagée sur une partie du paysage, là, un embranchement est transformé en partition, là encore, la césure entre les frontières administratives que sont les départements est convertie en dialogue et en rencontre entre mondes pluriels.

C’est ainsi que se produit la conversion d’un non-lieu en lieu (lieu de mémoire, localisation, lieu de repos, lieu d’histoire). Mais seules les sculptures dites publiques qui « marchent », et que nous aurions intérêt à appeler, en prenant exemple sur Carl Andre, des « sculptures-lieu », possèdent cette propriété. Sans être ni serviles ni inféodées au milieu de leur implantation, elles s’y relient étroitement. Sans être si détachées qu’elles pourraient sembler aussi capricieuses et gratuites qu’un graffiti dans l’espace, elles sont clairement disjonctives. Avec Guy de Rougemont, l’introduction de la couleur dans un univers uniformément gris joue ce rôle et parvient en effet à retourner la relation, faisant de la route un élément de l’installation qu’il appelle à juste titre Environnement pour une autoroute Fig. 7.

Une sculpture est un lieu, précise Carl Andre, au sens d’« un temple japonais, un jardin de mousse, de sable, de pierre et d’eau », qui « personnifient la sculpture comme lieu, comme créatrice de lieu, comme mise en place »5. Créer un lieu n’est pas seulement délimiter un espace particulier en lui apportant une logique d’organisation interne et un rythme cohérent, c’est aussi pluraliser les relations des individus avec cet espace et les intensifier. Si une sculpture-lieu est créatrice de lieu, elle l’est aussi d’usages.

Sur l’autoroute et dans les aires qui la bordent, il n’y a généralement place que pour du comportement : behavior, qui a donné « behaviorisme ». Le comportement réside dans un système de réponses à des stimuli bien précis. Il est de type réflexe. Moins il est conscient, plus il est efficace. L’autoroute est un espace dont l’improvisation et la liberté de mouvement sont proscrites. Julien Lelièvre en témoigne. Son projet de porter sur les sculptures et leur environnement un regard autre que celui qu’impose le dispositif général, depuis « les coulisses de l’autoroute », se heurte, raconte-t-il, à de nombreux obstacles et l’expose à divers dangers. Les artistes invités par le BAL en 2014 ont fait la même expérience. Par exemple, Julien Magre Fig. 8aFig. 8b contourne les aires d’autoroute et explore de nuit en s’y perdant les espaces étranges situés derrière les stations-service ou les camions ; Sophie Calle filme des animaux sauvages, belette, renard, écureuil, dont les yeux brillent dans le noir ; Antoine d’Agata Fig. 9 joue de l’éclairage pour photographier également de nuit des chemins rendus irréels qui mènent ailleurs qu’aux endroits convenus ou prévus. Ces gestes, analogues à ce qu’ouvre en termes d’espace et de possibilités une sculpture-lieu, ne sont pas des comportements mais des conduites. Se conduire signifie se donner une direction, choisir son angle et son rythme, s’engager et éprouver les effets de son engagement, s’ajuster à l’environnement au fur et à mesure qu’il est découvert. Contrairement au comportement, dans la conduite, tout est affaire de conscience réfléchie et d’action. Se conduire en un lieu prend le contre-pied du fait d’être conduit en vertu d’un tracé, autoroutier ou autre, dont l’ajustement automatique auquel il contraint fait oublier son caractère coercitif au point d’en devenir ludique. À partir d’une sculpture-lieu s’organisent des conduites (ou usages) plurielles et contrastées qui sont des modes d’expérience individualisés et individualisants, au sens où ils augmentent la personnalité de ceux qui les tentent. Le mot de Jean-Jacques Aillagon, qui avait inauguré la mosaïque de Cinzia Pasquali, « offrir aux automobilistes un instant de culture en traversant le tunnel », n’était pas très heureux mais avait eu le mérite de diverger par rapport aux finalités habituellement proclamées de l’art autoroutier : non pas faire art mais décorer, distraire, divertir, valoriser, orner, légitimer, faire consommer...6

En les photographiant, Julien Lelièvre confère aux œuvres autoroutières de nouvelles virtualités. D’une part, vues d’ailleurs que de l’endroit convenu, il les situe, les rattache au paysage et éprouve leurs qualités jusque-là inconnues, ce qui peut évoquer dans certaines photographies un dévoilement. D’autre part, vues de la route, il les relie les unes aux autres de manière à former une sorte de communauté de formes et de mémoire, requalifiant l’impression commune de non-lieu en une expérience de proximité, qui sera alors partageable et publique. Nul doute que s’il est parfois difficile d’aller de la conduite sur autoroute à l’appréciation d’une œuvre, il sera en revanche attirant d’aller du livre à l’expérience sur le terrain, au cours de nos traversées du pays. Indiquer les œuvres et les documenter, c’est aussi les libérer de leur rôle de simple signal, les considérer et faire qu’elles participent à la création d’une expérience qui est celle non pas du déplacement mais du voyage.


  1. Mathilde Damgé. « Arrêt sur l’art d’autoroute », Le Monde, 11 août 2018. Parmi les 83 œuvres recensées, certaines ne relèvent pas stricto sensu de l’art autoroutier et n’ont pas été prises en compte par Julien Lelièvre : monument commémoratif, répliques artisanales de sculptures romanes, œuvres non situées sur des autoroutes, etc. Ont également été écartées de la sélection les sculptures dont l’auteur n’est pas clairement identifié, les œuvres volées, vandalisées, et celles implantées après 2015. (Note de Building Books)↩︎

  2. Cité dans A. Champagne et T. Schlesser « L’Art d’autoroute : monumental, invisible… forcément médiocre ? », NouvelObs, 15 novembre 2016.↩︎

  3. Robert Musil. Œuvres pré-posthumes [1957]. Paris : Éditions du Seuil, 1965, p. 78.↩︎

  4. Exposition S’il y a lieu je pars avec vous (cur. Fannie Escoulen et Diane Dufour, Le BAL, Paris, 11 septembre–26 octobre 2014).↩︎

  5. « Sculpture as place, as placemaking, as placing ». Voir le chapitre « Place » in Carl Andre. Cuts: Texts 1959-2004. MIT Press : éd. James Sampson Meyer, 2005, p. 190. Voir aussi le chapitre « Japan », p. 116, où Andre explique que son voyage au Japon l’a mené à affirmer que la sculpture est un lieu, et pas seulement une forme et une structure.↩︎

  6. Ces verbes sont ceux qui reviennent le plus souvent dans la presse.↩︎