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Bunker archéologie (1976) : l’espace mis en page

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« Bunker archéologie » est une exposition de Paul Virilio, réalisée au musée des Arts décoratifs de Paris du 10 décembre 1975 au 29 février 1976. Paul Virilio est invité par François Mathey, directeur du Centre de création industrielle, à présenter l’enquête photographique sur le Mur de l’Atlantique qu’il a menée dans le cadre de sa thèse en architecture. Cet article tente de montrer la place particulière de cette exposition dans la carrière de Paul Virilio. La réalisation de « Bunker archéologie » et sa démission de la direction de l’École spéciale d’architecture ne témoigne-t-il pas d’un glissement de sa pensée en 1975 ? Si Virilio est aujourd’hui connu pour ses écrits sur la technique, l’accident ou la vitesse, « Bunker archéologie » apparaît comme l’exposition d’un philosophe/architecte, à la fois théoricien et praticien. D’un penseur qui a dessiné, construit et collaboré avec des architectes. Au fil de détours dans ses textes, conversations et d’un passage par Sainte-Bernadette du Banlay, cet article tentera de savoir si « Bunker archéologie » n’est pas l’une des plus manifestes traces de la pratique hybride d’architecte/penseur de Paul Virilio, dont les photographies, dessins et constructions semblent avoir petit à petit disparu.

Récit d’Histoire(s)

Histoire d’une enquête

« Pendant ma jeunesse, le littoral européen était interdit au public pour cause de travaux ; on y bâtissait un mur et je ne découvris l’Océan, dans l’estuaire de la Loire, qu’au cours de l’été 19451. »

Paul Virilio est un « enfant de la guerre ». Né en 1932, il en a connu les conflits, les impacts, les dénouements et les conséquences. Il a connu la Seconde Guerre mondiale depuis Nantes où il vivait à cette période. Proche de la mer, il n’a pu la voir que tardivement. Les murs de défense bloquaient l’horizon. Une fois celui-ci ouvert, il découvre les plages de l’Atlantique, ça et là, des restes de la guerre. Des architectures, des morceaux du conflit rendus obsolètes par la fin de la guerre. Par la paix. C’est ce regard surpris et fasciné qu’expose Bunker archéologie en 1975 au musée des Arts décoratifs de la ville de Paris. Un regard d’abord sensible puis travaillé par ses différents apprentissages autodidactes en architecture. L’environnement quotidien, celui des plages, des dunes, des rivages du bord de l’Atlantique est devenu objet d’étude et « L’architecture militaire du Mur de l’Atlantique » sujet d’un doctorat auquel il finira par renoncer. Pour raconter l’immensité de ce mur, le poids de ces architectures et de cette période dans l’histoire contemporaine, Paul Virilio commence un voyage photographique en 1958. Il longe l’océan ou le mur, se rend de fort en fort, de bunker en bunker, allant jusqu’aux côtes anglaises. La photo est son outil principal. Elle lui permet de produire les images de sa pensée, il systématise par le format et le noir et blanc, isole les détails par le cadrage. Le chercheur catégorise les bunkers qu’il rencontre selon leurs modalités d’insertion dans leur environnement, leurs formes ou leur dégradation. Il produit des familles architecturales qui racontent différentes facettes de la guerre : la défense, l’impact ou encore la disparition. Les photographies explicitent les similitudes ou les différences et les rendent évidentes pour un lecteur ou pour le visiteur, celui de l’exposition Bunker archéologie.

Archéologie d’une exposition

Bunker archéologie a lieu du 10 décembre 1975 au 29 février 1976, soit 17 ans après le début des explorations de l’architecture militaire par Paul Virilio. Le musée des Arts décoratifs est encore le lieu du Centre de création industrielle, même s’il est devenu un département du Centre Pompidou en 1973. Il s’agit d’une initiative directe de François Mathey, fondateur et directeur du CCI qui « portait un intérêt très vif aux recherches [de Paul Virilio] sur ce sujet, et [qu’il connaissait] de longue date2 ». Quelle peut être alors la pertinence, pour le CCI, le Centre Pompidou ou François Mathey, de réaliser une exposition sur l’architecture du littoral de la Seconde Guerre mondiale en 1975 ? une année anniversaire ? Produire une exposition sur la guerre pour la trentième année de l’armistice ? 1975 est également la dernière année de Paul Virilio comme directeur de l’École spéciale d’architecture, comme en témoignent les changements d’en-tête dans les courriers utilisés par Virilio durant les négociations de l’exposition. Sa démission coïncide avec, voire est la conséquence d’une modification certaine de ses centres d’intérêt, le faisant délaisser peu à peu les questions d’urbanisme et d’environnement pour les réflexions sur le progrès technique et la vitesse. Bunker archéologie est donc aussi la manifestation d’une volonté, celle de mettre en forme une étape dans la pensée de Paul Virilio. La nécessité de réunion qu’implique la conception d’une exposition apparaît comme l’occasion de clore une période de réflexion. La présentation au public par l’exposition permet à Paul Virilio aussi bien de synthétiser sa pensée que d’autoriser le visiteur à saisir « l’occasion donnée à chacun de s’interroger sur les conséquences pratiques et théoriques d’un jeu de la guerre3 ».

Depuis la marge

Bunker archéologie est une exposition personnelle. Elle naît d’une expérience de vie, témoigne d’un travail d’enquête, expose des photographies et est réalisée par Paul Virilio lui-même. Il est à la fois l’analyste et le praticien. Aucun autre nom ne figure pour les textes ni même pour la scénographie, hormis l’entreprise Volume Édouard Maurel pour sa réalisation, qui collabore fréquemment avec le Centre Pompidou pour le montage des expositions. Bunker archéologie est un travail solitaire dont l’auteur protège le périmètre : « Paul Virilio, auteur de l’exposition, déterminera avec le CCI la présentation de cette exposition (format des documents, légendes, maquettes et présentation de tout autre document), et l’animation autour de l’exposition (organisation des colloques, débats, films, etc.)4. » Il ne s’agit donc pas d’une collaboration et Paul Virilio ne se présente pas non plus en commissaire d’exposition comme Jean-François Lyotard, un autre philosophe français, le fera pour l’exposition Les Immatériaux en 1985. Bunker archéologie se veut être la stricte présentation d’un voyage en solitaire, de sa pensée et de ses images. Paul Virilio n’a par ailleurs que très peu collaboré, d’autant plus dans sa pratique architecturale. Même parlant d’Architecture Principe, il décrit sa rencontre avec Claude Parent comme « la rencontre de deux marginaux réunis par la solitude5 ». Bunker archéologie expose la solitude. Autant celle de son auteur que celle de ces monstres de béton sur cette immensité de sable, absurdes aujourd’hui, abandonnés, comme inadaptés à l’Histoire qui a suivi son cours sans eux.

Le sentiment le plus clair était encore celui de l’absence : l’immense plage de La Baule était déserte, nous étions moins d’une dizaine sur l’anse de sable blond, les rues étaient dépourvues de tout véhicule; c’était une frontière qu’une armée venait à peine d’abandonner et la signification de cette immensité marine était inséparable pour moi de cet aspect de champ de bataille déserté6.

Son enquête photographique est une enquête sur la marge, un voyage entre ce qu’il appellera « la dernière frontière » d’un côté et les vestiges du Mur de l’Atlantique de l’autre. Bunker archéologie dresse des murs, supports des textes et des photographies, comme l’exposition de la marge.

Espace repoussoir

Musée de la guerre

Quel lieu pour exposer ces bunkers ? Un musée de la guerre qui prendrait le contre-pied radical des musées de guerre. « Paul Virilio nous convie à cette visite au “ musée de la guerre ” qu’abrite momentanément celui des Arts décoratifs7. » Le caractère architectural et historique du sujet de l’exposition transforme l’espace muséal. En faisant des Arts décoratifs un « musée de la guerre », Paul Virilio plie l’espace à son propos. Les « musées de la guerre » sont généralement dans une démarche de reconstitution, aussi bien d’une chronologie, que des espaces (postes de commandement, bases sous-marines, etc.) ou des costumes. Ces musées tentent de retranscrire une forme de réalité de la guerre par l’immersion dans l’époque. C’est notamment le cas à La Rochelle, ville où a vécu Paul Virilio pendant de nombreuses années, où un ancien bunker allemand a été réaménagé en musée de la Seconde Guerre mondiale. La visite y est décrite comme une « plongée dans un univers d’Histoire et d’émotions8 ». Seulement le lieu fait tout autant partie des collections du musée, comme monument historique, que les pièces qui sont exposées en son sein. Bunker archéologie prend place au musée des Arts décoratifs dans le cadre d’une exposition dont « le montage est déterminé pour l’itinérance9 » : une exposition éphémère de la guerre dont l’immersion n’est pas dans le réalisme des pièces présentées mais dans la réunion d’éléments permettant à Paul Virilio de raconter son histoire. Le sujet post-Seconde Guerre mondiale ainsi que l’usage de la photographie peuvent notamment évoquer l’exposition de 1955, The Family of Man10 qui s’était tenue au MoMA et dans le monde entier, mais au lieu d’un foisonnement enthousiaste et quelque peu benêt que Roland Barthes dénoncera avec vigueur11, c’est avec une rigueur, voire une certaine austérité que l’architecte organise le parcours. À la juxtaposition d’une multitude de photographies sur un même mur qui permettait de communiquer le message d’unification, de paix nécessaire à la période de reconstruction des années 1950, on peut opposer la juxtaposition prolifique mais implacable d’une démonstration vigoureuse. Ces musées, traducteurs des révolutions techniques de l’industrie de la guerre, sont tout autant des lieux d’innovation. Même The family of Man, évitant la stricte reconstitution, a nécessité, si ce n’est l’invention, du moins l’adaptation de la technique d’impression afin d’obtenir les photographies. Bien que beaucoup plus récents, les plans de Daniel Libeskind pour le musée juif de Berlin12, datés de 1988, dessinent un monstre technique. Proche de certaines compositions futuristes, le Blitz13 témoigne de la complexité de l’édifice mais également du conflit, de la vitesse, de l’impact lié à ce type de lieux. Autant de sujets qui deviendront centraux dans la pensée de Paul Virilio. Pourtant, avec Bunker archéologie, il opère un choix radicalement opposé à une sophistication technique de l’espace. La technicité nuit-elle à la diffusion et à la compréhension du message selon Virilio ? Dans la volonté de produire un espace de réflexion, il propose un dispositif minimaliste, sans écran ou images en mouvement. En produisant un « musée de la guerre » au sein des Arts décoratifs, il porte un discours peu évident, pleinement conscient, en plein Paris. Apporter ces bunkers ensablés dans la capitale, c’est utiliser la capacité de l’exposition à toucher les masses.

Sainte-Bernadette du Banlay

Bunker archéologie joue sur un décalage fort, un peu à la manière du projet manifeste d’Architecture Principe14 (1963-1969), la cellule de travail créée avec Claude Parent. L’architecture militaire n’a rien d’un art décoratif. Paul Virilio inonde la galerie d’exposition de ses photographies de bunkers pour profiter du contraste que lui offre le lieu. Que ce soit dans ses écrits ou dans sa pratique architecturale, il travaille l’inconfort, réhabilite ce qui dérange ; le sujet de sa thèse consiste justement à voir les qualités architecturales voire culturelles de cette période que l’on ne veut pas voir. En architecture, cette recherche s’incarne dans la fonction oblique établie avec Claude Parent au sein d’Architecture Principe15. Une stratégie de l’effort qui prend forme dans un projet, en 1966, dix ans avant Bunker archéologie, avec l’église Sainte-Bernadette du Banlay à Nevers.

Selon Paul Virilio, cette église est l’expérimentation architecturale de l’architecture du bunker. À Sainte Bernadette la Vierge Marie est apparue à Lourdes et le travail d’Architecture Principe tourne autour d’une interprétation contemporaine de la grotte. Cette grotte à la fois lieu des apparitions et de répulsion, où l’on redoute d’aller, se devait d’être un signe de son époque. Virilio y ajoute le fait de « construire dans la ville d’Hiroshima mon amour16 ». L’église est devenue abri-atomique, est devenue bunker. Architecture Principe joue sur le contraste du lieu et sur un contraste topographique : comme dans son étude du littoral présentée à Paris, il pose un bunker en plein centre de la France. Le regard que porte et montre Paul Virilio dans Bunker archéologie est un regard d’architecte. Un regard sur les blocs, les matériaux, les détails et les volumes. Ce qu’il photographie n’est pas la guerre dans sa capacité à détruire. Il ne photographie pas les immeubles de Nantes détruits par centaines, il regarde ce que la guerre a construit. Sainte-Bernadette du Banlay est une architecture de son temps parce qu’elle a vu ce que la guerre a construit. Alors on ne peut plus construire comme avant.

Exposition / Manifeste

À l’origine de l’enquête de Paul Virilio sur l’architecture militaire, une injustice. Celle d’une vision négative sur cette architecture. « Nous ne sommes pas catastrophistes, au contraire c’est très excitant17 », peut-il dire à Moebius. L’enjeu de la pensée de Paul Virilio, qui était également celui d’Architecture Principe, est une lutte. Après la Seconde Guerre mondiale, l’urgence est la reconstruction. À Nantes, où Virilio a vécu durant cette période, plus de 8000 immeubles sont rasés et la reconstruction de ces bâtiments se fait dans une nécessaire immédiateté. Sous couvert de préceptes modernistes, fleurissent de toutes parts des barres d’immeubles : « La reconstruction est la poursuite des horreurs de la guerre. Si la guerre a été totale, l’après-guerre est totalitaire18. » C’est un modèle d’architecture à la fois sériel et immédiat que qualifie sans concession Virilio. Il s’agit là de la première critique qui nourrit cette recherche. La seconde porte sur les Trente Glorieuses, elle est théorisée dans le travail que le penseur mènera au sein d’Architecture Principe : les arts ménagers endorment les usagers dans une époque du confort. Une illusion de richesse qui ferme les yeux devant les stigmates urbains de la guerre. Que ce soit la fonction oblique en architecture ou l’exposition Bunker archéologie elle-même, la production de l’espace passe par la sortie de l’illusion.

Comme devait l’être Sainte-Bernadette du Banlay, Bunker archéologie se doit d’être une exposition en son temps. La partie « Séries et Transformations » montre l’influence de la guerre sur l’architecture contemporaine et leur mode de construction. C’est autant la réhabilitation d’une histoire d’un type d’architecture comme objet culturel qu’un lieu de critique et de réflexion autour de la manière de faire la ville. « Cette exposition/manifeste nous invite à l’exigence d’une meilleure information, voire d’un contrôle populaire de l’industrie de la guerre19. » Pour reprendre la définition d’André Breton, un manifeste est « un exposé théorique lançant un mouvement artistique, littéraire20 ». Contrairement à André Breton et aux avant-gardes, Paul Virilio ne produit pas un manifeste expliquant la nouvelle marche à suivre, une nouvelle manière de faire une exposition ou de penser la guerre. À travers Bunker archéologie, il utilise l’exposition pour réunir les clés de lecture d’une époque afin de produire une architecture véritablement contemporaine, avec son temps, ce qui signifie une architecture consciente de son Histoire. Il souhaite éveiller les consciences sur ce qui est déjà présent, que l’on ne regarde pas et qui est pourtant crucial à la compréhension de nos villes, de nos campagnes et de nos littoraux. Avec cette exposition, Paul Virilio agit comme ce que nous nommons aujourd’hui un lanceur d’alerte.

Montrer l’écriture

Actualisation

Le souci d’être de son temps correspond à la forme de l’exposition. Bunker archéologie fait rentrer le temps long de l’Histoire, dans un moment. Un moment court qui durera deux mois et demi.

Son étude sur l’architecture militaire du Mur de l’Atlantique lui a pris plus de dix ans. L’exposition aura lieu 17 ans après qu’il a pris ses premières photographies. En ajoutant les rééditions du catalogue en 1991 puis la publication du texte, uniquement, aux éditions Galilée en 2008, Bunker archéologie a cinquante ans. L’exposition n’est-elle pas alors un moyen d’actualisation ? De saisir déjà les évolutions de l’histoire durant ces 17 années, entre la première prise de vue et l’ouverture de ce musée de la guerre ? L’introduction d’images de bâtiments contemporains dans l’exposition montre la volonté de rester contemporain malgré une étude commencée il a déjà plus de quinze ans. La formalisation de cette pensée en mouvement permet à Paul Virilio d’adapter, de moduler son propos aux différents bouleversements sociaux, politiques, économiques ou urbanistiques. Une pensée par ailleurs tellement en mouvement que l’exposition a connu une version itinérante cette fois-ci dans de véritables « musées de la guerre » comme à Thionville ou à Dieppe, et avait été proposée au Victoria and Albert Museum de Londres, conduisant à une édition du catalogue en langue anglaise.

La forme de l’exposition lui permet de témoigner du stade de sa réflexion en 1975, avant de s’attacher à d’autres sujets. Les différentes rééditions du texte montrent que son intérêt pour la question persiste. Directeur de la collection « L’espace critique » chez Galilée, il est lui-même à l’origine en 2008 d’une nouvelle publication du texte. Le littoral réapparaît également en 2013. Comme des rémanences d’une pensée qui dure sur plusieurs dizaines d’années. Si les bunkers sont toujours présents sur nos plages et dans nos villes, leur charge historique a disparu petit à petit. Les rééditions successives de ces textes sont des rappels. Paul Virilio lutte contre la disparition de la mémoire. Il lance de nouveau, parfois par un texte, parfois par une exposition ou des photographies, l’alerte qu’il a lancée dès 1958.

Cependant Bunker archéologie reste la seule exposition directe de sa pensée, en solitaire. Les expositions de la Fondation Cartier tournent autour de sujets personnels dans lesquels Virilio s’implique entièrement sans qu’ils soient aussi intimes pour autant. Elles regroupent différents penseurs, architectes et artistes et Paul Virilio y joue un rôle plus proche de celui d’un commissaire d’exposition. Bunker archéologie est une exposition d’auteur, pas de commissaire. Elle lui permet de réécrire sa recherche, de l’actualiser par le mode de l’exposition. Cela implique une modulation de l’écriture, et c’est proprement comme une nouvelle publication dans l’espace, impliquant un rapport parallèle à la construction du discours ou de la démonstration, du chapitrage21 et d’autres contraintes, comme celle du volume et de l’image, à l’instar des conceptions modernes de l’exposition décrite dans l’entre deux-guerres par Adolf Behne.

Le dessin graphique et le dessin littéraire

Les plans de la scénographie sont à cet égard édifiants. Semblables à une bande dessinée ou aux pellicules des photographies de Paul Virilio sur lesquelles se succèdent les unes après les autres les vues de bunkers. Deux grandes frises l’une au-dessus de l’autre, découpées en cinq portions égales qui sont nommées par les têtes de chapitre présentes dans le catalogue : Le paysage de guerre, Anthropomorphe et zoomorphe, Les monuments du Péril, Séries et Transformations, Esthétique de la disparition.

Il est fréquent de voir des graphistes employer le vocabulaire propre à l’architecture pour définir leur pratique. La page est alors un espace à composer. Cette relation entre graphisme et architecture peut prendre différentes formes. Le travail récurrent d’édition de Rem Koolhaas et Bruce Mau22 montre l’association de ces deux disciplines par un travail éditorial. L’architecture a en commun avec le graphisme qu’elle est organisation d’une surface. Le travail pictural de Lazar Lissitzky peut en témoigner. Ses règles de composition, de structure se retrouvent également dans la grille de composition de graphistes suisses comme Otl Aicher. Tout comme les planches de dessin d’Aicher, les deux frises présentes sur les plans de Bunker archéologie sont quadrillées. S’il est fréquent pour les graphistes de penser la page comme un espace, il est, à l’inverse, plus rare de voir un architecte penser l’espace comme une page. C’est pourtant ce que fait Paul Virilio avec cette exposition. Toujours remarquables, les bons de commande des archives ne parlent pas de plans ou de scénographie mais de mise en page. L’exposition/manifeste est mise en page. L’espace est mis en page. Les plans de la scénographie de l’architecte suivent l’écriture du penseur. « Nous tenons donc essentiellement à ce que et l’exposition et le catalogue reflètent fidèlement le sens de vos travaux et en soient une parfaite illustration23. » Chaque mur est une page, chaque salle est un chapitre.

Les illustrations présentes dans l’exposition sont directement réalisées sur les plans de l’exposition afin de les insérer dans la grille de composition. Paul Virilio pratique lui-même le dessin et établit un distingo : « Les deux dessins, le dessin graphique et le dessin littéraire, provoquent des images, simplement, les images de la littérature sont des images mentales24. » Il se trouve que Paul Virilio, également architecte, connaît et pratique le dessin architectural, ce qu’il appelle plus haut le dessin graphique. Il pratique le dessin qui produit non pas des images mentales mais également celui qui fabrique des projets. Il n’a pas mis fin à cette pensée topologique par le terrain, il n’a pas ôté ses yeux d’architecte avec la séparation d’Architecture Principe. « Nous ne nous sommes pas séparés par les petites histoires mais bien par l’Histoire25 », cette même Histoire qu’il analyse et expose dans Bunker archéologie.

Un art révélationnaire

L’exposition « est un art révélationnaire26 », affirme Paul Virilio. En ce sens, Bunker archéologie révèle l’Histoire d’hier et d’aujourd’hui, révèle un territoire, celui du littoral et de la reconstruction et révèle les images que son dessin à la fois graphique et littéraire produit. Son dessin d’architecte-penseur. La qualité manifeste prend alors son sens : manifeste d’une écriture qui n’utilise pas les mots mais la photographie, les plans, la composition, d’un dessin dans la marge entre le graphique et le littéraire, qu’il aura tendance à faire disparaître ou effacer mais qui reste fondateur. Comme les photographies disparaissent des catalogues d’exposition, comme les bunkers disparaissent dans le sable, le dessin mixte de Virilio ne sera plus aussi marqué que dans cette exposition.

« L’architecte est celui qui fait le détour, qui s’occupe du détour, c’est-à-dire l’environnement de la question27. » Photographies, plans de bunkers de la Seconde Guerre mondiale, architectures contemporaines, images non plus mentales mais affichées, textes sur les pages produisent l’environnement de la question : « L’espace militaire possède-t-il un caractère permanent ? » C’est ici qu’il faut voir la qualité spatiale de l’exposition où ces images, c’est-dire la question et sa réponse, environnent littéralement le visiteur. L’espace du centre est vidé, seuls les murs sont pleins. « Il ne s’agit pas, dans cette exposition, de la représentation d’objets architecturaux mais de l’occasion donnée à chacun de s’interroger sur les conséquences pratiques des théories d’un jeu de la guerre28. »

Bunker archéologie est l’exposition de la réflexion d’un architecte/philosophe. Elle est le manifeste de l’état de sa pensée en 1975, après avoir terminé une recherche photographique, fondé puis quitté un groupe d’architecture, et étant en train de quitter la direction d’une école d’architecture. Bunker archéologie est une conclusion. La proposition de François Mathey a permis à Paul Virilio de fermer une pensée qu’il savait en fin de cycle. L’exposition, dans sa double nécessité de réunion de documents et de présentation à un public, stabilise sa pensée avant de tirer les fils de sa réflexion à venir. S’il présente Bunker archéologie comme une fin, c’est qu’il connaît déjà la suite. Alors il vend ses photographies de bunkers, il vend les négatifs, les pellicules et les diapositives au Centre Pompidou. Ce sujet, il ne le détient plus. Le musée prend le relais. Il cède ses documents personnels à un espace clos et labyrinthique que sont les archives du Centre Pompidou. Un espace de conservation où ses pellicules seront préservées. Un espace d’où elles ne sont ressorties que par quelques archéologues qui peu à peu disparaissent. Un espace comme un bunker.


Bibliographie

Ouvrages

BARTHES, Roland. Mythologies. Paris : Seuil, 2005, « Points Essais ».

BAUDRILLARD, Jean. L’effet Beaubourg : implosion et dissuasion. Paris : Galilée, 1977.

FOUCAULT, Michel. Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. Paris : Gallimard, 2005.

GARRIC, Jean-Philippe. Le livre et l’architecte : actes du colloque, Paris, 31 janvier – 2 février 2008. Liège : Mardaga, 2011.

GRALL, Guillaume et HENRY Étienne. Étapes 195 : Quelque part entre graphisme et architecture…. Paris : Pyramid, 2010.

LAUXEROIS, Jean. L’Utopie Beaubourg : vingt ans après. Paris : Bibliothèque publique d’information, Centre Georges Pompidou, 1996.

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PARENT, Claude et Paul VIRILIO. Architecture principe, 1966 et 1996. Paris : Éditions de l’Imprimeur, 1996.

PARENT, Claude. Portraits, impressionnistes et véridiques d’architectes. Paris : Norma, 2005.

PONGE, Francis. L’écrit Beaubourg. Paris : Centre Georges Pompidou, 1977.

PUINEUF (de), Sonia. Architecture et typographie, atelier de recherche éditoriale : quelques approches historiques. Paris : B42, 2011.

VIRILIO, Paul. Bunker archéologie. Catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, Paris, 10 décembre 1975 – 29 février 1976, Paris : Centre Georges Pompidou-CCI, 1975.

VIRILIO, Paul. Bunker archéologie. Paris : Éditions du Demi-Cercle, 1992.

VIRILIO, Paul. Bunker archéologie. Paris : Galilée, 2008.

VIRILIO, Paul, et Raymond DEPARDON. Terre natale : ailleurs commence ici. Paris : Actes Sud, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2010.

VIRILIO, Paul. La pensée exposée : textes et entretiens pour la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Paris : Actes Sud, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2012.

VIRILIO, Paul, et Jean-Louis VIOLEAU. Le littoral, la dernière frontière : entretien avec Jean-Louis Violeau. Paris : Sens et Tonka, 2013.

Filmographie

COUDERT, Gilles. Claude Parent et Paul Virilio – Grandes conférences, a.p.r.è.s. éditions, 2009.

PAOLI, Stéphane. Paul Virilio : Penser la vitesse (DVA). Documentaire, 90 min. Paris : Arte France, La Générale de Production, 2008.

Exposition

Graphisme… Architecture, Maison de l’architecture et de la ville du Nord-Pas de Calais, Euralille, 2010.

Archives

Bunker archéologie, Paul Virilio. CCI 20.1-10 n° 94033/074, Centre Pompidou, Paris, 1975.

Bunker archéologie, Paul Virilio. CCI 20.1-10 n° 94033/074, Centre Pompidou, Paris, 1975.


  1. Paul VIRILIO. Bunker archéologie. Paris : Galilée, 2008.↩︎

  2. François MATHEY. Courrier du 20 août 1975 à l’attention de Paul Virilio. Archives Bunker archéologie, Paul Virilio, CCI 20.1-10 n° 94033/074, Centre Pompidou, Paris, 1975.↩︎

  3. Paul VIRILIO. Communiqué de presse de l’exposition Bunker archéologie. Archives Bunker archéologie, Paul Virilio, CCI 20.1-10 n° 94033/074, Centre Pompidou, Paris, 1975.↩︎

  4. Projet de lettre d’engagement du CCI vis-à-vis de Paul Virilio. Archives Bunker archéologie, Paul Virilio, CCI 20.1-10 n° 94033/074, Centre Pompidou, Paris, 1975.↩︎

  5. Gilles COUDERT. Claude Parent et Paul Virilio, Grandes conférences (livre DVD/digipack), a.p.r.è.s. éditions, 2009.↩︎

  6. Paul VIRILIO. Bunker archéologie, op. cit.↩︎

  7. Paul VIRILIO. Communiqué de presse de l’exposition Bunker archéologie. Archives Bunker archéologie, Paul Virilio, CCI 20.1-10 n° 94033/074, Centre Pompidou, Paris, 1975.↩︎

  8. Communication du « Bunker de La Rochelle », source internet.↩︎

  9. Projet de lettre d’engagement du CCI vis-à-vis de Paul Virilio. Archives Bunker archéologie, Paul Virilio, CCI 20.1-10 n° 94033/074, Centre Pompidou, Paris, 1975.↩︎

  10. The Family of Man, The Museum of Modern Art, New York, 24 janvier – 8 mai 1955.↩︎

  11. Roland BARTHES. Mythologies. Paris : Seuil, 2005, « Points Essais ».↩︎

  12. Les plans sont actuellement visibles dans la collection permanente du Centre Pompidou.↩︎

  13. « Blitz » signifie « éclair » en allemand. Ce surnom est dû à la forme en éclair du musée.↩︎

  14. Groupe de recherche autour des questions architecturales, qui développera notamment la notion de la « fonction oblique ».↩︎

  15. Claude PARENT et Paul VIRILIO. Architecture principe, 1966 et 1996. Paris : Éd. de l’Imprimeur, 1996.↩︎

  16. Allusion que Virilio fait au film d’Alain Resnais (1959), sur un scénario de Marguerite Duras, lors de la rencontre qui le réunit à Claude Parent à Nevers en 1996.↩︎

  17. Stéphane PAOLI. Paul Virilio : Penser la vitesse (DVD), Paris : ARTE France, La Générale de Production, 2008.↩︎

  18. Gilles COUDERT. Claude Parent et Paul Virilio – Grandes conférences (livre DVD/digipack), a.p.r.è.s. éditions, 2009.↩︎

  19. Paul VIRILIO. Communiqué de presse de l’exposition Bunker archéologie. Archives Bunker archéologie, Paul Virilio, CCI 20.1-10 n° 94033/074, Centre Pompidou, Paris, 1975. ↩︎

  20. André BRETON. Manifeste du surréalisme, préface de Poisson soluble [1924], in Manifestes du surréalisme, Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1962.↩︎

  21. « Ici, l’exposition signifie bien plus le cheminement organisé du visiteur attentif. Et ce cheminement le long d’objets précis, selon une direction et une succession déterminées et claires, et identiques au cheminement de pensées l’exposant. […] en bref c’est un cheminement de pensées qu’il suit, dans tous ses détours logiques. » Adolf BEHNE. « AHAG – Ausstellung », Internationale Revue i10, vol. 12, n° 17-18, 1928 (séminaire d’Histoire du design : « Design - Display : une autre histoire des expositions », 2017/2018, M2R ENS Paris-Saclay).↩︎

  22. Office for Metropolitan Architecture, Rem KOOLHAAS, Bruce MAU. S, M, X, XL: Small, medium, large, extra-large. New York : Monacelli Press, 1995. ↩︎

  23. François MATHEY. Courrier du 20 août 1975 à l’attention de Paul Virilio. Archive Bunker archéologie, Paul Virilio, CCI 20.1-10 n° 94033/074, Centre Pompidou, Paris, 1975.↩︎

  24. Paul VIRILIO. La pensée exposée : textes et entretiens pour la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Paris : Actes Sud, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2012. Discussion avec le dessinateur Moebius.↩︎

  25. Paul Virilio fait ici référence aux événements de Mai 68 qui l’ont attiré vers des actions politiques et manifestantes, notamment la prise de l’Odéon, et éloigné des recherches d’Architecture Principe. Gilles COUDERT. Claude Parent et Paul Virilio – Grandes conférences (livre DVD/digipack), a.p.r.è.s. éditions, 2009.↩︎

  26. Paul VIRILIO. La pensée exposée : textes et entretiens pour la Fondation Cartier pour l’art contemporain, op. cit.↩︎

  27. Ibid.↩︎

  28. Paul VIRILIO. Communiqué de presse de l’exposition Bunker archéologie. Archive Bunker archéologie, Paul Virilio, CCI 20.1-10 n° 94033/074, Centre Pompidou, Paris, 1975.↩︎