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Élargir la fonctionnalité : échanges opératoires entre Ettore Sottsass et Allen Ginsberg

abstract

Partant d’une proposition du designer italien Ettore Sottsass Jr. affirmant, à propos de son travail de la céramique dans les années 1960, qu’il avait cherché à « élargir » la notion de fonctionnalité, nous souhaitons éclairer ce qu’il qualifie ainsi de « sphère de fonctionnalité supérieure ». Alors que conventionnellement une fonction est toujours transitive – elle sert à quelque chose – nous voudrions montrer que l’opération – à la fois conceptuelle et conceptive – que met en exergue Sottsass consiste, au contraire, à dissocier la fonction de toute finalité précise. Cette opération dessine alors un motif projectuel et philosophique étrange : une fonctionnalité sans finalité déterminée, une fonctionnalité opératoire sans fonction achevée ou précisément adressée. Le dialogue fécond que nous pouvons retracer entre l’œuvre de Sottsass et celle du poète Allen Ginsberg, liées par une attention aiguë aux pratiques tantriques et à la spiritualité bouddhiste, nous permettra de rendre compte de cette fonctionnalité excentrique cherchant à s’affranchir du fonctionnalisme tout en le sublimant.

Une fonctionnalité en question

La figure d’Ettore Sottsass Jr. est particulièrement intéressante pour questionner la notion de fonctionnalité dans le champ du design : bien que critique radical du fonctionnalisme et du positivisme qui l’accompagne1, il ne rejette pas pour autant l’idée de « fonction2 », cherchant plutôt à faire sortir celle-ci de ses gonds rationalistes, en appelant à un « élargissement » de sa compréhension. Cet élargissement doit se comprendre comme une critique de la finalité à l’œuvre dans la notion de « fonction ». En effet, les doctrines fonctionnalistes, en dépit de leur pluralité3, partagent toutes une même compréhension de la notion de fonction en termes de « finalité », une fonction étant toujours conçue pour une fin précise, pour un but identifiable. Un vase sert à accueillir des fleurs ou à décorer une portion d’espace domestique, un bol sert de contenant pour de la nourriture ou autre. Au contraire, dans les céramiques que réalise Sottsass dans les années 1960 – avec les séries Ceramiche delle tenebre (Céramiques des ténèbres, 1963), Offerta a Siva (Offrande à Shiva, 1964), Menhir, Ziggurat, Stupas, Hydrants & Gas Pumps (1965-1966) ou encore Yantra (1969) – cette fonctionnalité, finalisée, adressée, se trouve réduite au minimum. Ce rétrécissement de la charge fonctionnelle n’apparaît cependant pas, pour lui, comme un amoindrissement de la fonctionnalité, mais au contraire comme le principe de son expansion : « mon intention était de ‹ ne pas faire des bibelots ›, mais de concentrer tellement l’objet, qu’il soit soustrait à ses fonctions ordinaires (qui sont néanmoins maintenues), afin de le plonger dans une sphère de fonctionnalité supérieure4 ».

Sottsass nous entraîne sur le terrain d’une redéfinition même du concept de fonction, cherchant à sortir celui-ci de sa gangue finaliste, et mettant au jour une entité philosophique originale : une fonctionnalité sans fonction finalisée. Nous souhaiterions donc montrer que cette « fonctionnalité supérieure » excède tout cadre fonctionnaliste conventionnel, au sens où celle-ci opère sans finalité préalable : quelque chose fonctionne, une opération prend place, sans pour autant se déterminer selon une finalité identifiable au préalable. Ce questionnement doit nous plonger dans le geste même du design en train de se faire, au moment où la chose conçue présente une forme de fonctionnalité potentielle, transitoire, non encore stabilisée. Ce moment d’indétermination ne se résume cependant pas à un processus aléatoire : Sottsass cherche, au contraire, à remplir ce geste d’intuitions opératoires, de fonctionnements qu’il voit à l’œuvre de manière éminente dans la poésie de la Beat Generation et notamment celle d’Allen Ginsberg, où se mêlent à la fois des motifs bouddhistes et une revendication politique critique à l’égard de la société de consommation de son époque. Le but de ce texte est ainsi de mettre en lumière les relations constitutives qui se trament entre le travail de Sottsass sur la céramique et le travail poétique de Ginsberg dans cette même période, et la manière dont elles sont alimentées par une spiritualité indienne qu’ils cherchent à traduire respectivement dans la matérialité des objets en terre cuite et dans celle des mots. C’est depuis cette relation que nous souhaitons faire émerger une modalité nouvelle dans la compréhension de la fonctionnalité des choses.

Élargir la fonctionnalité

Revenant sur son travail de la céramique dans les années 1960, influencé par la culture traditionnelle indienne, le bouddhisme et la pratique du yoga, Sottsass fait remarquer que ce travail expérimental « n’est peut-être rien d’autre qu’une manière d’élargir le concept de ‹ fonctionnel › aux sphères psychiques subconscientes et inconscientes, étant donné que ceux du Bauhaus et de toute cette génération n’y avaient jamais pensé5 ». L’inscription de ses expérimentations dans une réflexion plus générale sur la notion de fonctionnalité continue d’habiter la pensée de Sottsass dans les décennies qui suivent, comme en témoignent ses paroles de 1989 :

Je pense que le fonctionnalisme a perdu la signification que le Bauhaus lui avait originalement donnée. [...] Bien sûr, la fonction est importante, mais ce n’est pas le dernier mot – parce que vous ne pouvez jamais définir la fonction d’un objet. [...] Sa définition doit être élargie, parce que les objets sont fonctionnels par rapport à la vie6.

Pour comprendre cet appel à un « élargissement » de la notion de fonction, il faut commencer par mettre en lumière la figure du Bauhaus servant ici de repoussoir au designer italien7. Dans le texte « Expérience de la céramique », Sottsass tourne ainsi en dérision la vision rationaliste du fonctionnalisme héritée du Bauhaus de Hannes Meyer8 :

Ils avaient cette idée que l’homme pouvait tout résoudre rationnellement et donc l’idée d’une société petite-bourgeoise bien ordonnée, avec la table de la salle à manger, les chaises, la lampe, la desserte, le tapis, le cadre, l’escalier, la chambre à coucher, la fenêtre sur le jardin, l’enfant qui joue dans le jardin, l’arbre du jardin, l’ombre sous l’arbre, le banc à l’ombre, le vieux retraité sur le banc, l’épouse en tablier [...].

Ils n’avaient pas prévu que tous se seraient enivrés, que tous seraient devenus cocus et que les jeunes filles enceintes sans amour auraient fini dans les cliniques où tout le monde est si gentil. Amen9.

Par-delà l’image ironique dépeinte par Sottsass dans son texte, ce sont deux limites concrètes qu’il adresse au concept de « fonction » en tant que centre actif de toute doctrine fonctionnaliste. La première critique concerne l’idée que le design commencerait avec l’analyse fonctionnelle. Selon cette perspective, la fonctionnalité serait le préalable nécessaire à toute démarche de conception : c’est par l’étude attentive des différentes fonctions d’usages d’un dispositif que le geste de design pourrait s’initier, entendu comme une mise en forme et une organisation de ces fonctions. La seconde critique, corollaire de la première, reproche au fonctionnalisme de faire de la conception une activité de maîtrise du designer sur le cadre de vie qu’il met en forme. Ainsi, face à une fonctionnalité pensée comme condition de l’activité de design et comme maîtrise du designer sur le milieu de vie qu’il instaure, Sottsass ouvre une autre voie où les événements de la vie ne se laissent pas cadrer par une fonctionnalité a priori, dessinant au contraire d’autres lignes de fonctionnement, inattendues et proliférantes.

Learning by living : l’influence de la Beat Generation

En 1962, alors qu’il est en convalescence en Californie, suite au traitement d’une grave maladie rénale dégénérative au sein de l’hôpital de Palo Alto, Sottsass fréquente les personnages les plus importants de la Beat Generation, à commencer par Allen Ginsberg. Sa première femme, Fernanda Pivano, dite « Nanda », éditrice et traductrice italienne parmi les premières à diffuser l’œuvre du poète10, travaille à ce moment sur la traduction de Howl – le fameux poème incantatoire de Ginsberg de 1955 – tout en préparant une anthologie de poèmes beat pour le public italien11.

Un point commun rapproche Sottsass et Ginsberg à l’époque : leur expérience de l’Inde. Sottsass passe avec Pivano trois mois en Inde, au Sri Lanka, au Népal et en Birmanie entre octobre et décembre 1961. Ginsberg accomplit ce voyage dans les années 1962 – 196312. L’amitié et les intérêts communs qui unissent Pivano, Sottsass et Ginsberg trouvent une forme d’aboutissement dans la publication du premier numéro de Pianeta Fresco en 1967, revue underground au graphisme expérimental inspirée de la revue San Francisco Oracle, proposant notamment des poésies inédites de Ginsberg et des extraits du texte sacré indien Prajñāpāramitā. Cette accointance avec le poète américain manifeste une influence patente sur le travail de Sottsass, comme en témoignent les paroles de Sottsass au sujet de Ginsberg : « J’étais préparé pour tout ça, j’étais comme une couche de cire attendant de recevoir ces signes13. » De ces années de fréquentation de la poésie beat, Sottsass retient d’abord la valeur singulière de l’expérience limite comme catalyseur de la création et ouverture de cette création sur le monde14. Il importe ce type de démarche dans le champ du design, dessinant les linéaments de ce qu’on pourrait appeler une forme de learning by living, modalité existentielle du learning by doing15. En 1962, il commence à concevoir la série Céramiques des ténèbres à partir de l’expérience de la maladie et d’une mort annoncée : « J’y pensais la nuit, quand je ne parvenais pas à dormir, à cause des médicaments. Voilà pourquoi elles s’appellent Céramiques des ténèbres16. » Ces vases ne sont ainsi pas destinés à un usager quelconque : Sottsass les a d’abord adressés à la communauté des vivants et des fantômes17 qui l’a entouré dans ce moment critique, dessinant par là un design non monumental se dérobant à l’universalité. Il exprime clairement cette idée dans un texte de 1968 sur la capacité du design à envisager le futur :

Je ne comprends pas les paroles universelles. Pour cela, il est très compliqué de faire un dessin du futur de quoi que ce soit qui concerne les hommes, de parler par exemple du futur des maisons ou des meubles des gens, des jouets des enfants des gens, ou des parures des femmes des gens. [...]
Moi, j’imagine un futur pour moi et mes amis18.

À la manière des poètes de la Beat Generation, Sottsass se sert d’une expérience initiatique pour alimenter le processus de conception et repenser les conditions de réception de la chose conçue, en rupture avec le credo fonctionnaliste. Ce geste – qu’il reproduira avec la série de plats Offrande à Shiva en 1964 comme ritualisation de sa rémission – apparaît alors comme une première intuition de l’apport de la Beat Generation à son travail.

L’objet comme Yantra

En décembre 1969, Ettore Sottsass Jr. expose, au Design Center de Milan, une série de 28 céramiques intitulée Yantra di Terracotta. De finition brillante, ces vases présentent des formes moulées aux angles saillants, faisant surgir un paysage insolite de géométries radiantes et monochromes (noires, rouges, blanches, bleues, jaunes, vertes) Fig. 1 et Fig. 2. Le nom donné à cette série, Yantra, s’est imposé à Sottsass après la lecture d’un livre que lui a offert Ginsberg : Tantra Art d’Ajit Mookerjee paru en 196619. Le Tantra désigne l’ensemble des textes essentiels du bouddhisme vajrayāna.

Cette forme de bouddhisme, d’origine indo-tibétaine, fait du corps et de la matérialité des sens le véhicule d’un éveil spirituel. Le livre de Mookerjee présente ainsi le Tantra à la fois comme une expérience de vie et comme une « méthode scientifique »20 pour parvenir à cette transformation, une démarche que Sottsass va chercher à convertir en méthodologie de conception dans la mise en forme de ses céramiques, pensées elles-mêmes comme « yantras ». Selon la définition donnée par Mookerjee, reprise par Sottsass dans son article « Dessiner un yantra » (1970) :

Le yantra est essentiellement une composition géométrique, mais pour comprendre sa vraie nature, il est nécessaire d’aller au-delà des notions de géométrie pour se diriger vers celles de dynamisme. [...] La forme du yantra est construite pour induire, porter et véhiculer un modèle particulier de pensées et de forces. Entrer dans cette forme, c’est entrer dans cette pensée21.

Selon l’usage traditionnel, un yantra (mot sanskrit signifiant « instrument de maîtrise ») est un diagramme géométrique permettant au pratiquant de conduire sa méditation (sa forme la plus connue en Occident étant le mandala) Fig. 3 et Fig. 4. Ainsi, le yantra est opératoire avant d’être symbolique, transformant, par sa visualisation, l’état de conscience de l’adepte. Il est ainsi plus proche de l’élément architectonique que de la simple illustration, construisant diagrammatiquement une manière d’habiter la perception22.

Par cette série, il vient interroger le contexte occidental d’une société de consommation au sein de laquelle le design se trouve de plus en plus critiqué23. La poésie d’Allen Ginsberg joue ici un rôle important : par-delà ce livre matérialisant le questionnement commun des deux hommes, c’est dans l’œuvre de ce dernier que Sottsass a pu éprouver cette manière d’appréhender certains schèmes de la pratique spirituelle indienne et tibétaine pour les rendre opératoires sur le terrain d’une réflexion politique contemporaine. Pour comprendre ce que Sottsass a pu pressentir dans la poésie de Ginsberg, cherchant par la suite à prolonger ce geste dans son travail de designer, il convient de rappeler les lignes de force de cette poésie. Dès les années 1950, avec Howl et Kaddish, l’écriture de Ginsberg se trouve influencée par sa pratique de la méditation et sa lecture des textes sacrés bouddhistes. Cependant, c’est vraiment dans les années 1960 que cette influence s’avère déterminante avec le recueil Planet News24. Ce que Ginsberg va chercher dans le bouddhisme, c’est un régime opératoire du geste poétique : la pratique des mantras lui offre ainsi un terrain d’expérimentation sur le langage plaçant le souffle, la respiration et la vibration des sons au centre de son écriture. En ce sens, il trouve dans le Tantra moins un imaginaire symbolique qu’un régime de fonctionnement, physique, matériel, presque machinique, de la langue. Il fait alors de la prosodie le cœur de son travail d’écriture. Alors que la prosodie classique de la poésie anglo-américaine est structurée selon une métrique régulière imposée au texte25, l’invention poétique de Ginsberg va consister à définir une métrique interne aux mouvements physiologiques de la personne prononçant le poème. Cette importance du corps, de la réverbération organique dans la prise de parole, de l’expression de la voix, ouvre, chez lui, à une forme de contestation politique de l’ordre public, faisant du bouddhisme le véhicule d’une « urgence politique pour sa poésie26 » : l’incantation des mantras relève ainsi d’une invention à la fois artistique et politique, mêlant l’intégrité de la revendication individuelle – faire entendre sa voix, notamment quand on est militant pacifiste et homosexuel dans les années 1960 – à l’idéal oriental d’une subjectivité fluctuante et instable.

En ce sens, ce que Ginsberg fait du mantra dans le champ de la poésie, Sottsass va le faire du yantra dans le champ de la céramique et du design en général27. Ce dernier ne produit pas un simple décalque du geste ginsbergien, mais transforme le langage plastique géométrique et la perception qui lui est associée. Alors que la géométrie manifeste l’expression majoritaire du design rationaliste des années 1950, depuis l’expression de la gute Form de Max Bill à une sémiotique des objets d’inspiration gestaltiste, celle-ci va se trouver emportée ailleurs par l’opération que Sottsass génère entre la pratique des yantras et le design :

J’ai également beaucoup cherché pour tenter d’arracher les formes géométriques aux mathématiques, à la rigueur intellectuelle, pour revenir à d’éventuels archétypes mythiques, à des signes dans lesquels l’histoire se reconnaît à l’épaisseur de ses couches les plus anciennes, comme la terre se reconnaît à sa géologie28.

Sottsass fait jouer une origine indienne de la géométrie, rituelle plus que rationnelle29. La figure géométrique n’est plus le produit d’une rationalisation technique ou l’expression d’un signe favorisant la lisibilité de la marchandise, mais engage plutôt un geste de concentration. La géométrie n’est plus la traduction rationnelle d’une forme fonctionnelle : elle se fait l’expression d’un jeu de forces opératoires fonctionnant sans se déterminer dans une finalité précise. La perception de l’objet-yantra engage alors moins une méditation abstraite qu’une conversion du regard portant sur l’objet lui-même dans le contexte d’une culture matérielle industrielle et productiviste.

Vers une fonctionnalité sans fonction

Le motif que nous avons cherché à déployer dans ces quelques pages concernait l’élucidation de cette « fonctionnalité supérieure » qu’Ettore Sottsass opposait au fonctionnalisme conventionnel, à savoir la mise en forme d’une fonctionnalité ne se figeant pas en une finalité déterminée, achevée, précisément adressée.

La force de ces céramiques, dont la série Yantra (1969) présente une forme d’aboutissement, ne tient ainsi pas à une évocation simplement symbolique ou folklorique des rituels tantriques, mais donne forme à un schème opératoire, présent également au sein de la poésie de Ginsberg. Cette circulation d’opérations, de schèmes, depuis le champ de la pratique bouddhiste jusqu’à la prosodie poétique et la conception d’objets domestiques, manifeste cette fonctionnalité supérieure : la terre cuite, les yantras tantriques, les textes sacrés, la pratique de la méditation et la poésie de Ginsberg forment un ensemble de matériaux que Sottsass cherche à mettre en fonctionnement dans la conception de ses céramiques. Un vase yantra présente alors une forme de fonctionnalité sans finalité immédiate, à la manière de l’exercice de méditation qui consiste en un moyen, une technique sans finalité préconçue : le but n’est pas d’offrir une utilité à l’usager, mais de transformer sa perception, non pas finaliser une interaction, mais au contraire ouvrir celle-ci.

Les formes géométriques des vases Yantra, par un effet de radiance et d’enchâssement continu, produisent moins une lecture immédiate de l’objet – selon les principes de la psychologie de la forme – qu’elles n’invitent à interroger la relation visuelle à celui-ci. Par cette série, Sottsass cherche à agir sur notre perception : non plus voir d’un œil égal et distant les objets comme des fonctions d’usage inertes et interchangeables, mais engager une véritable « visualisation » interrogeant notre relation aux objets qui peuplent nos milieux de vie. L’objet fonctionne comme question qui nous appelle et nous requiert avant de se déterminer dans une finalité d’usage : « Dans une pièce (aussi vide que possible) il ne faudrait pas utiliser plus d’une de ces ‹ terres cuites Yantra ›. Autrement la concentration disparaît et le Yantra deviendrait seulement un objet de plus dans la pièce30. » Si cette modalité de la fonctionnalité nous aide à mieux appréhender l’œuvre d’Ettore Sottsass Jr., elle ouvre également à la compréhension d’une fonctionnalité placée au centre de tout geste de conception : au moment où je suis en train de concevoir quelque chose – que je ne connais pas encore, tout l’enjeu étant de parvenir à définir cette chose – je suis en prise avec des schèmes opératoires non finalisés, en cours d’expérimentation. C’est le mode d’existence fonctionnel du prototype que nous mettons là en évidence. Un prototype – à commencer par un croquis de céramique – cherche à faire fonctionner différentes opérations, à tester différents fonctionnements, sans pouvoir définir à l’avance sa voie de concrétisation. Cette sphère de fonctionnalité supérieure, qui inonde le geste même de conception, se manifeste ainsi comme une fonctionnalité sans fonction – c’est-à-dire sans fonction déterminée, finalisée –, de la même manière que Kant parlait de « finalité sans fin31 » pour rendre compte du sens spécifique de l’œuvre d’art à signifier quelque chose sans pour autant se laisser réduire à une fin identifiable.

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