Le malentendu le plus caractéristique qui accompagne tout débat sur l’urbanisme est peut-être la certitude tacite que la ville représente le moment le plus élevé et le plus complet de la culture sociale. L’idée de la ville comme œuvre collective, comme fruit formel et spontané d’une civilisation, est si profondément ancrée qu’il semble impossible de séparer le terme de « ville » de celui de culture sociale.
Si cette unité s’est produite à quelque moment de l’histoire (la polis ? les communes ?), c’est toujours parce que la couverture idéologique et culturelle a fonctionné comme une unité entre le système économique et l’organisation territoriale.
Le rêve du village, de la petite communauté unie et équilibrée dans la vallée, accompagne toutes les expériences urbaines, des nouveaux quartiers aux mégalopoles comme le songe d’une enfance perdue et jamais vécue.
Ce rêve, toujours trahi, est devenu l’instrument de vérification des conditions actuelles de la vie urbaine, l’unité de mesure de ses dysfonctionnements et de ses drames.
En utilisant ce paramètre, la collectivité assume le problème urbain non pas en termes fonctionnels auxquels il faut répondre sur un plan technique, mais comme un problème civil à la solution duquel l’ensemble de la société doit contribuer. Or cette unité civile est toujours élaborée au niveau d’une unité formelle, mais jamais au niveau de l’usage collectif de la ville, qui est la seule vérification possible de ce mélange de contradictions qu’est la ville, tant moderne qu’ancienne (publique, privée, verte, bâtiments, etc.).
Les différentes composantes du problème urbain (logement, circulation, verdure, services, etc.) ne reçoivent jamais de solution scientifique, mais seulement celle qui parvient à s’intégrer à toutes les autres sans les mettre en crise.
Et en fait, quand on parle de villes modernes, on commet une grande erreur parce que la ville moderne n’existe même pas : 1) Les grandes mégalopoles, New York, Londres, Tokyo, Paris, etc., ne sont en réalité pas des villes modernes mais des villes très antiques, avec des chemins et une histoire très ancienne, qui ont été progressivement adaptés, pour le meilleur ou pour le pire, aux besoins actuels, et les solutions qu’elles présentent sont toujours le résultat de l’urgence et du « cas par cas » ; 2) Les villes nouvelles, c’est-à-dire les villes qui ont surgi au cours de ce siècle sur la base d’un projet unitaire (les villes nouvelles de Chandigarh, Brasilia, etc.), au lieu de chercher des solutions nouvelles, se sont donné pour problème de ressembler le plus possible aux villes anciennes, acceptant ainsi la vérification formelle que l’architecture accorde aux solutions urbaines traditionnelles ; 3) Les villes futuristes, proposées par l’avant-garde, consistent dans 99 % des cas en un renouvellement linguistique de thèmes traditionnels, avec des inventions machiniques, mais confirmant pleinement la relation visuelle entre le citoyen et la ville.
Cela étant, il est clair que les villes constituent aujourd’hui le point le moins fonctionnel de tout le système productif et commercial : ce dysfonctionnement urbain est si permanent et si répandu qu’il donne lieu au malentendu que le malaise qu’il produit fait partie d’une sorte d’angoisse existentielle de l’homme moderne. Le dysfonctionnement des banlieues cesse d’être un problème technique pour devenir une lutte de l’homme contre lui-même, une condition de crise culturelle.
Le système objective l’angoisse en la transformant en culture, et surtout en ses propres dysfonctionnements et contradictions, dont les solutions prennent ainsi une valeur collective. Ainsi, le débat politique et culturel est déterminé et conditionné par les choix que la société n’a pas faits et qu’elle ne peut que contribuer à parfaire.
Ce qui se passe au niveau urbain est la répétition de ce qui se passe dans l’usine, où la classe ouvrière est souvent contrainte de gérer elle-même la production et les défauts technologiques comme des objectifs politiques, même lorsque ces défauts sont préjudiciables aux intérêts de la production elle-même.
Le problème de se libérer de ce genre de chantage en posant un problème basé non pas sur les déficiences du système mais sur la possession de celui-ci (en reconnaissant dans les contradictions fonctionnelles un problème strictement magistral/gestionnaire), se pose aujourd’hui aux avant-gardes politiques, qui refusent les batailles culturelles pour mener l’affrontement en termes strictement quantitatifs. (En fait, comme le disait Engels, du côté des travailleurs, ce n’est pas le problème d’une autre ville qui se pose, c’est plutôt celui de la possession de la ville actuelle).
Du côté de l’entreprise, le problème urbain doit également être extrait des contraintes du débat culturel, des vérifications formelles et des équilibres historiques et géographiques qui réussissent à transformer la ville en un miroir permanent des contradictions structurelles du système.
La refondation scientifique du problème urbain devient la nouvelle frontière : la radicalité de la recherche doit garantir, non pas le niveau utopique, mais la transférabilité des solutions ; la neutralité formelle doit garantir, non pas la misère, mais le dépassement de la composante esthétique comme élément prévalant sur l’utilisation libre et ouverte des structures.
Casabella, vol. xxvi,, n°371, novembre 1972, p. 9.
Notule par Nathalie Bruyère
Pendant la période où Alessandro Mendini s’occupe de Casabella, du n°349 de juin 1972 au n° 413 en mai 1976, Andrea Branzi rédige 27 Radical Notes1. L’approche constitue clairement une critique de la dramaturgie du modernisme et de son langage formel. Andrea Branzi, en « détricotant » le mythe de la modernité, déconstruit la trame exposée lors des différents CIAM (Congrès internationaux d’architecture moderne). On peut noter que le designer écrit « Radical Notes » en anglais. On peut le voir comme une attache théorique aux évolutions de la société britannique où aristocratie et bourgeoisie organisent à partir du xviiie siècle la production industrielle mais aussi la hiérarchie entre haute culture et culture populaire. On trouve une analyse plus complète, « Du zeitgeist au progetto », dans la présentation, qui accompagne la traduction de la première Radical Notes « Stratégie du temps long » (« Strategia dei Tempi Lunghi », Casabella, n° 370, 1972).
Les titres des 27 chroniques des Radical Notes de Andrea Branzi sont listées dans la présentation de la Radical Notes n°1 « Stratégie du temps long ».↩︎