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Pour un design anarchiste. Entretien avec Ernesto Oroza et Olivier Peyricot

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L’impact social du design ne suscite plus aucun doute. Les courants critiques, les postures écologiques, engagées ou activistes qui de plus en plus occupent le terrain, soulignent son rôle politique et l’influence du système des objets et des infrastructures sur les comportements et les valeurs d’une société. Mais est-il possible d’envisager un design véritablement autonome, autodéterminé, égalitaire, émancipé du pouvoir économique et politique, libre et non pas simplement libertaire ? Est-il possible de penser un design anarchiste ? Depuis plusieurs années, Ernesto Oroza et Olivier Peyricot ne cessent, par leurs activités de designers, chercheurs et commissaires d’exposition, d’explorer cette voie. Traduit de l’anglais par Odile Ferrard et du français par Christopher Scala

« Une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être »1.

— Ivan Illich

« Si nous faisions tomber les murs2 ? »

— David Graeber

L’impact social du design ne suscite plus de doutes. Les courants critiques, les postures écologiques, engagées ou activistes qui de plus en plus occupent le terrain, soulignent son rôle politique, l’influence du système des objets et des infrastructures sur les comportements et les valeurs d’une société. Mais est-il possible d’envisager un design véritablement autonome, autodéterminé, égalitaire, émancipé du pouvoir économique et politique, libre et non pas seulement libertaire ? Est-il possible de penser un design anarchiste ? Depuis plusieurs années, Ernesto Oroza et Olivier Peyricot ne cessent, par leurs activités de designers, chercheurs et commissaires d’exposition, d’explorer cette voie.

Cubain, basé longtemps aux États-Unis, Ernesto Oroza a depuis peu rejoint la France, en tant que responsable du 3e cycle Design et Recherche à l’École supérieure d’art et de design de Saint-Étienne et directeur éditorial de la revue Azimuts. Dans ses recherches, en tension entre le design et les sciences sociales, il s’est engagé dans une enquête sur les « architectures de la nécessité », les formes de désobéissance technologique et autres sujets qui relient design et société en temps de crise économique et politique. Présenté dans de nombreuses institutions internationales, du Museum of Modern Art de New York au musée des Beaux-Arts de Montréal, son travail a donné lieu à de nombreuses publications, dont Notes sur la maison moirée (ou un urbanisme pour des villes qui se vident) (2013), RIKIMBILI : une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention (2009), NO WASTE (2003) et (avec Pénélope de Bozzi) Objets réinventés. La création populaire à Cuba (2002).

De son côté, Olivier Peyricot, également designer, directeur du pôle recherche et des éditions de la Cité du design, Saint-Étienne, commissaire d’exposition et directeur scientifique (notamment des Biennales internationales Design Saint-Étienne Working Promesse 2017 et Bifurcations 2021), ne cesse de questionner les frictions entre design et politique (création du programme Design des instances en 2015) et les mutations profondes du design (à travers une culture technique) et de la société à l’heure des réseaux et de la globalisation.

Emanuele Quinz

Je voudrais partir d’une citation de la dernière page de Design pour un monde réel (1970) de Victor Papanek : « Le design, s’il veut assumer ses responsabilités écologiques et sociales, doit être révolutionnaire et radical3 ». Pour Papanek, cela s’exprime par le respect du principe naturel du « moindre effort » : « un minimum d’inventaire pour un maximum de catalogue ». Un principe qu’on peut appliquer aux produits de consommation et aux matériaux de production, mais qu’on peut interpréter aussi comme une stratégie d’intervention sociale. Pour vous aussi, le design doit être « révolutionnaire et radical » ?

Ernesto Oroza

Radical, oui ; révolutionnaire, pas nécessairement. Radical, parce que le design doit en permanence interroger ses principes et son rôle social en tant que pratique. Et ce questionnement doit être contextualisé et situé. La radicalité prônée par Papanek va de pair avec sa proposition d’un design envisagé comme une pratique de synthèse, par opposition à l’idée de spécialisation ou de discipline. Accepter l’obligation d’un design révolutionnaire reviendrait à réduire les possibilités de réponse à un seul type d’opérations. N’oubliez pas que les Cubains ont une expérience propre du terme et une pratique concrète de la révolution. Pour moi, reformuler la question demeure plus important que proposer des solutions définitives. Papanek entend lui-même la radicalité au sens fondamental du terme (du moins dans ma version de son livre). Même s’il est vrai que la révolution apparaît souvent comme la seule issue possible, la révolution, on peut le rappeler, est une réponse. C’est même un type de réponse ou de geste qui sacrifie ou subordonne différents aspects à son action. Je pense que l’histoire du design par exemple peut aussi être vue comme l’histoire de sacrifices. Comme designers nous sommes habitués à penser en termes d’impératifs : nous sacrifions des paramètres ergonomiques pour des raisons esthétiques ou nous subordonnons la résistance d’un objet à des intérêts économiques. En gros, nous pensons qu’il est normal de sacrifier quelque chose dans un objet.

Olivier Peyricot

L’injonction à la radicalité et au révolutionnaire fait partie des options de la période dans laquelle vivait Papanek. La binarité gauche/ droite à l’œuvre dans la pensée critique de l’époque proposait ce type de positionnement, et tout le monde voyait à ce moment-là des formes potentielles d’émancipation derrière ces deux mots d’ordre. Et par amalgame, des formes, des créations, des objets et des systèmes qui allaient orienter la flèche du temps et du progrès. La révolution a finalement eu lieu, mais elle fut capitaliste. Et dans notre période de doute paroxystique, le design est une théorie – parmi d’autres – du cadre de vie. Or c’est un cadre de vie problématique, en souffrance, baigné de tensions politiques. En tant que designer, la façon de l’aborder, la façon de le projeter est en débat avant d’être radicale ou révolutionnaire. Quand Papanek recherche l’économie du geste productif pour aboutir à l’objet responsable, il parle d’un « moindre effort », celui qui serait naturel ou plutôt « de la nature » et je m’interroge alors sur ce qui se loge dans ce biais moral. Car il me semble que cette célébration morale du design est récurrente au cours de son existence, comme une stratégie autoritaire d’intervention sociale dans la vie des individus : que ce soit l’histoire des productions Shaker, la cuisine de Beecher, ou les chartes écologiques ou sociales des écoles de design. En ce sens, je crois qu’il vaut mieux penser le design avec Ivan Illich qu’avec Papanek.

E. Q.

Tu fais référence à l’idée d’une convivialité ?

O. P.

La pensée d’Illich est avant tout une puissance critique. En décortiquant la modernité à travers sa lecture radicale de grands ensembles systémiques (école, médecine, automobile), il met au jour des espaces résiduels dans lesquels les individus survivent en développant des stratégies d’adaptation. Il appelle à une réforme des modes de lecture et de compréhension de nos environnements en dégageant un principe générique qui est la convivialité. J’interprète cette proposition comme une possibilité de faire rentrer dans un acte de conception de multiples perturbations. La méthode consistant à désinvestir le noyau psychotique du créateur – contrairement au psychotique, le créateur, lui, peut en sortir – pour fonctionner comme une entité politique, anarchiste pour l’exemple : l’orientation est collective, l’action individualisée. Par opposition à ce qui nous organise actuellement, soit une orientation qui est individualisée (figure du chef que ce soit de projet ou d’État) et une action qui est collectivisée (cohortes, équipes, sous-traitants, etc.).

E. Q.

Dans les années 1970, Paul Feyerabend prônait une théorie anarchiste de la connaissance4. Quelques années plus tôt, John Cage et Cornelius Cardew avaient essayé d’appliquer des « méthodes anarchistes » à la musique. Plus récemment, David Graeber pose les bases d’une anthropologie anarchiste5. Peut-on penser un design anarchiste ou une théorie et une pratique anarchistes du design ?

O. P.

Chez Graeber et d’autres anthropologues anarchistes, on trouve des descriptions de situations d’évitement de l’État dans de nombreuses sociétés : celles-ci déploient de multiples stratégies pour échapper à la structure étatique, formant ainsi des sociétés anarchistes. Cet objectif fonde leur culture, leurs organisations et structure leur temps. David Graeber souligne que le contrepouvoir est avant tout enraciné dans la relation entre l’imagination pratique (le design du cadre de vie pourrait-on dire) et ce qu’il appelle une violence spectrale (la sorcellerie par exemple). Ces oppositions construites sont nécessaires et occupent la majeure partie du temps social. Les productions matérielles de ces sociétés composent alors un design du cadre de vie que les anthropologues découvrent jour après jour. La résonance que nous pouvons y voir dans nos propres pratiques se situe essentiellement dans la recherche d’une définition de ce pouvoir d’agir du design. On s’intéresse alors à ce côté pratique du design, dont le cheminement parfois accidentel, souvent existentiel, évolue, de projets qui régulièrement n’aboutissent pas en expériences relationnelles multiples qui vont influencer le projet (prestataires, utilisateurs, assistants, etc.), ou en part dissimulée de dépense (la « part maudite » selon l’Essai d’économie générale de Georges Bataille6), etc. Ce design sous influence nous intéresse beaucoup car il délègue le pilotage de la méthodologie aux contingences et aux altérités. En gros, si on ne le contraint pas en tentant de l’inscrire dans un dogme, une discipline ou une morale, il reconstruit alors des dépendances. Il est anarchiste dans la mesure où il refuse ce qui l’installe dans une position descendante, une position de projecteur (design-er), de directeur (artistique). C’est une contre-définition du design, comme une pratique qui serait perturbée par des acteurs tiers. Par exemple, un designer réalise un objet dont la couleur sera définie par abandon au peintre sous-traitant. Un assemblage savant sera délaissé à une autre compétence. Cette dérive de la projection initiale apparaît en projet composite et répond alors à une constitution qui est anarchiste, en opposition par exemple à la démocratie ou la morale (des valeurs centrales aujourd’hui). Le design est une pratique potentiellement bien plus savante, ouvrant de vastes espaces de projection sociale, politiquement passionnant, furieusement réarmé, lorsqu’on en accepte son indiscipline. On peut donc penser une théorie anarchiste du design à partir d’une description renouvelée de ses pratiques et une valorisation de ses multiples auteurs.

E. O.

Je trouve une résonance de ce que devrait être à mes yeux la pratique du design dans l’ethnographie anarchiste proposée par Graeber, et dont la définition peut être transposée et réutilisée comme méthodologie du design. De fait, le designer pourrait adopter comme méthodologie centrale de sa pratique ce que Graeber suggère à l’ethnographe anarchiste. Je vois des similitudes dans la relation de l’anthropologie anarchiste avec le savoir commun, dans son anticipation pratique d’alternatives (viables) et dans le retour de ce savoir à la population, non comme une obligation, mais comme des possibilités. Une anthropologie anarchiste, entendue comme un « discours éthique sur une pratique révolutionnaire », exigerait une relation différente entre l’intellectuel et le peuple ; une relation inclusive et non élitiste. Elle devrait rejeter par principe l’autorité et les logiques « mutilantes » qui, selon Ivan Illich, découlent de la professionnalisation et de la spécialisation. Dans son équation, Graeber conserve deux composantes : l’intellectuel radical et le peuple. Julio García Espinosa, auteur du manifeste Pour un cinéma imparfait, croit quant à lui à la dissolution (marxiste) de la relation classique entre auteurs et spectateurs : « L’art ne va pas disparaître dans le néant. Il va disparaître dans le tout7. » Pour Espinosa, le cinéma imparfait est un cinéma transitionnel, une pratique par laquelle le cinéaste révolutionnaire amène le spectateur à se comporter non plus en objet mais en sujet. Si l’on suit la logique d’Espinosa, la chose la plus proche d’une anthropologie anarchiste serait un design imparfait. Nous pouvons ainsi remplacer « cinéma » par « design » dans la première phrase du manifeste : « Aujourd’hui, un design parfait – techniquement et artistiquement abouti – est presque toujours un design réactionnaire8 ». Dans cette tentative d’établir un parallèle critique, le « design parfait » pourrait être un design qui accepte et répond de façon optimale (aboutie) aux relations de production actuelles, qui sont pour l’essentiel des relations de propriété. Selon Espinosa, l’art populaire, qui émane de la partie la moins cultivée de la société, « est parvenu à conserver des caractéristiques artistiques profondément cultivées. L’une d’elles réside dans le fait que les créateurs sont en même temps les spectateurs et vice versa. Entre ceux qui produisent et ceux qui reçoivent, il n’y a pas de ligne de démarcation clairement définie9 ». Sur ce front, je me sens plus proche de la pensée d’Augusto Boal quand il exprime (à partir du théâtre) sa critique de la division sociale du travail10 et qui, rapportée au design, reviendrait à dire : tout le monde peut faire du design, même les designers.

E. Q.

En effet, de plus en plus le design semble se configurer comme une activité universelle, qui s’étend au-delà des secteurs spécialisés, au-delà de la conception d’objets et de produits, au-delà des modes de production industriels, au-delà de la longue généalogie de la modernité, parfois même au-delà des limites de l’humain. De plus en plus, le design est envisagé comme un savoir technique originaire, qui appartient à tout être vivant et qui correspond à sa capacité à transformer le monde pour l’habiter. Mais cette extension de la définition de design ne risque-t-elle pas de diluer totalement le concept, de l’annuler – et surtout, d’annuler la responsabilité de l’homme et du designer en particulier ?

E. O.

Oui, mais pourquoi pas ? Les responsabilités des individus seront autres. Cela supposerait effectivement l’utopie de la disparition d’un individu et d’une culture fragmentés. Le modèle d’action suggéré par Graeber à l’intellectuel radical dans sa proposition d’anthropologie anarchiste part du principe qu’il n’existe plus une voix unique autorisée à décider de ce qui est juste. En outre, sa méthodologie se base précisément sur l’inclusion d’autres savoirs, d’autres poétiques. Je ne pense pas que ce modèle soit utopique, même si Graeber lui-même considère dans son exemple un aspect – ou moment – anthropologique (l’observation de ceux qui créent des alternatives viables) et un aspect utopique (l’exploration des implications de ces alternatives et du retour de ces idées comme possibilités). Dans les cas de Boal et d’Espinosa, l’utopie est la disparition de l’individu fragmenté. Espinosa propose un nouveau langage, imparfait et provisoire, de « dénonciation en tant qu’information », pour ceux qui luttent contre les conditions coloniales et les inégalités sociales qui génèrent une « culture artistique en tant que culture fragmentée de l’individu ». Il réitère le caractère provisoire de sa proposition quand il affirme qu’« un cinéma imparfait ne peut pas oublier que son principal objectif est de disparaître en tant que nouvelle poétique11 ». Boal, avant Graeber, propose des outils précis pour favoriser cette défragmentation aujourd’hui. Le théâtre forum et le théâtre législatif, deux formes proposées par Boal dans sa théorie du « Théâtre de l’opprimé », demeurent des sources de transformation non négligeables, et pas uniquement en Amérique latine. Pour répondre à votre question de façon directe, il faudrait définir de quel design nous parlons. Comme vous le dites, ce que nous appelons « design » aujourd’hui semble s’étendre au-delà de tout. Le design envahit la planète par le biais des vecteurs les plus puissants : la finance, la communication. Ces dernières années, nous avons observé l’effet inverse–un processus de contraction et d’auto-isolement du plan ou de la vision unique de ce monde. D’autres visions offrent des priorités différentes de celles du capital. Les Épistémologies du Sud12 et les perspectives éthiques telles que l’Écologie du savoir13 n’excluent rien, pas même la vision eurocentriste du design. La vision eurocentriste du design doit être prise pour ce qu’elle est – une vision eurocentriste – et non plus comme une vision totalisante, dominante, qui s’impose à tous. Ce n’est pas facile, je le reconnais, parce qu’il s’agit précisément d’une vision totalisante. Pour ma part, je ne ressentirais aucune nostalgie si le design tel que nous le connaissons aujourd’hui venait à disparaître. Je crois même que c’est nécessaire. Comme Graeber le suggère à l’intellectuel radical dans son anthropologie anarchiste, tant d’autres pourraient agir sinon mieux, du moins différemment, par des propositions en rapport avec leur monde, viables.

E. Q.

Cette notion de « viabilité » me semble en effet extrêmement importante. Elle remet en perspective la dimension critique : elle reconnecte l’analyse sociale – qui relèverait des sciences sociales – à la perspective d’un changement social – qui relèverait de la politique... ou du design.

E. O.

Aux notions de « viabilité » et d’« anticipation », j’en associerais une autre, que les designers connaissent bien (je parle sur la base de mon expérience de formation en design à Cuba): celle de « vecteur ». Dans les formations de design traditionnelles, l’objet est compris comme un vecteur de forme, de fonction et de sens. C’est donc un vecteur syntactique, pragmatique et sémantique. La lecture de l’objet en tant que vecteur est plus claire dans le cas de l’objet industriel que dans celui de l’objet artisanal. L’objet en tant que vecteur est porteur de valeurs culturelles. Cette compréhension se retrouve dans les formations préliminaires de nombreuses écoles de design, du Bauhaus à aujourd’hui. On nous a appris à dessiner des réseaux spatiaux sur la base de motifs, de modèles et de permutations ; à élaborer des séquences rythmiques sur la base de principes d’organisation ; à préfigurer des topographies sur la base de principes génératifs ; à construire des ententes et à coordonner des paramètres. Tous ces aspects n’ont-ils pas trait à la viabilité ? Le but de ces Vorkurs – à quelques exceptions près – était de nous initier à la complexité du langage visuel et de la planification (Rittel14). Ils visaient à nous rendre utiles dans le cadre de la culture de projets. Quelles possibilités ces outils offrent-ils dans la sphère des relations sociales ? Pourquoi nous est-il difficile d’extrapoler ces compétences et ce savoir hors du champ de la production de l’objet ou de l’information visuelle ? Quelles sont les alternatives viables pour Graeber ? Créer des vecteurs pour canaliser le savoir, relier les mondes, construire des ententes par la générosité et du respect ? Nous avons certes des outils, mais nous devons les réutiliser autrement. Peut-être faut-il pirater le vecteur. À Cuba, par exemple, la standardisation de certains objets agit comme un vecteur de solutions de réparation et de réutilisation. Si un grand nombre d’individus possède le même objet, certains apprennent à le réparer, et d’autres apprennent avec eux. Ces dernières années, le marché noir des pièces détachées s’est considérablement développé. Les producteurs vernaculaires de ces pièces détachées ont ajouté sur leur surface la marque de l’objet auquel elles sont destinées. Ainsi, si deux modèles de mixeurs Philips sont vendus sur le marché, les pièces de remplacement porteront (outre le nom de la marque) les mentions « petit » ou « grand » pour distinguer les deux modèles. Ce geste didactique, désormais devenu la norme, facilite le processus d’acquisition des pièces. L’acheteur qui ne connaît pas très bien le mécanisme de son appareil n’a qu’à rechercher le nom inscrit sur la pièce. Deuxième aspect de ce phénomène, certains fabricants commencent déjà à produire des pièces qui conviennent à différents modèles et marques. Ce que ce second geste priorise, c’est l’entente. Chose qui, nous le savons bien, n’interviendrait pas de façon spontanée entre des fabricants comme Philips et Osterizer, pour qui la concurrence prime.

O. P.

Au XXe siècle, en Occident, dans des sociétés techniciennes, l’institution, l’État, les cadres exécutifs, les conseillers, avec l’aide des avant-gardes intellectuelles, décidèrent qu’il y avait besoin d’un nouveau type d’individu, à la suite de l’architecte et de l’ingénieur, qui porterait le projet, qu’on appela littéralement le designer. On le forma pour qu’il mette en œuvre le projet dans sa forme et dans sa fonction. Il pouvait l’exécuter selon le cahier des charges fourni, y apportant parfois quelques modifications personnelles d’ordre esthétique. Que penser de cette définition du design ? C’est malheureusement celle qui fournit le cadre de pensée globale de ce métier. Que le design et le designer risquent la disparition sur la base d’une extension du domaine du design ne change rien au fait que la société souhaite encore et toujours représenter son projet par une opération de réduction esthétique. Ce qui devrait nous bouleverser, c’est à quel point le projet moderne n’existe pas quand on regarde le quotidien, et d’autant plus quand on le regarde du balcon d’une école de design. Quelques buildings localisés rappellent son existence. Et autour un grand bazar matériel. C’est notre cadre de vie : des villas, du wi-fi, du macadam, des décharges, des papiers gras, des télésièges, des containers, de la terre labourée et de l’herbe sauvage dans les interstices. L’État – et ce qui le représente – passe son temps à tenter de réguler ce mode d’occupation de l’espace, alternant des périodes Far West de dérégulation et des périodes mondaines de normalisation. Par contre, l’action de projeter, de jeter en avant, est probablement ce qui restera du design, si celui-ci doit disparaître. Cette action est surprenante car elle ne prédit que partiellement, elle dit surtout en quoi elle ne tiendra pas totalement sa promesse dès le départ. Elle ne peut être ni exclusive, ni excluante, elle est forcément ouverte à toutes les visions du monde, elle confirme la faillite du rationnel. Pour rebondir sur ce qu’Ernesto présente chez Boal, à savoir une description de l’individu fragmenté, étendons-la alors à nos environnements. On vit quotidiennement dans des fragments d’objets, de villas, de villes et de pays, et cela affecte irrémédiablement nos psychismes et nos corps. Le jet en avant est toujours en l’air, nous suivons, hébétés, sa trajectoire, en sachant pertinemment qu’il n’atterrira qu’après notre disparition. Le design est ce moment où toutes les visions peuvent être énoncées en trajectoires potentielles, sous forme d’esquisses, d’expérimentations, de descriptions, d’environnements. C’est en cela qu’il est profondément existentiel.

E. Q.

Dans votre pratique de designers, comment s’exprime l’engagement ?

O. P.

Est-ce l’engagement dans le sens d’ouvrir une voie, ou l’engagement de l’auteur ? Comme vous l’avez compris, cette notion convenue d’auteur s’affaiblit, elle s’érode en ce moment. Ouvrir des voies de questionnement me semble alors plus juste. Pour ma part, je multiplie les ouvertures en organisant une palette d’espaces de recherche. Dans le milieu des années 1990, j’abordais les stratégies individuelles par les meubles, le sans-abrisme, les zones en contact comme espace spécifique du design, le stock matériel/immatériel et sa gestion ; dans les années 2000, la supercampagne, le survivalisme ; et plus proche, des questions comme design/poverty/fiction en 2013, le travail à une biographie de l’objet automobile ou, par exemple, le design des instances (devenu thème de recherche). Parmi ces ouvertures, le design des instances, qui dans son titre même, refuse le design des politiques publiques : l’instance est l’espace politique commun où se traite une question, elle n’est définie que par l’usage qu’on en fait (une assemblée, une réunion, un meeting, etc.) ; la politique publique, quant à elle, est la vision de l’État sur la question, elle définit un usage. En l’occurrence, ce qui m’importe ici est de démontrer par la recherche que les organisations d’individus dans des collectifs, des associations, des amicales, etc., développent des outils de décision communs qui peuvent devenir les matrices des modes de décision à plus grande échelle, jusqu’à la réforme de l’appareil d’État comme mode non exclusif de la décision collective. Cette proposition respecte la structure profondément anarchique du design aussi bien dans le sujet abordé que dans sa méthode, voire sa pensée profonde. Autre exemple d’engagement : l’exposition. Il ne s’agit pas comme l’énoncent certains chercheurs de mettre en tension l’esprit du temps ou d’utiliser l’exposition comme sanctuaire d’une singularité de la pensée créative. Bien au contraire, l’exposition de design est aujourd’hui un espace documentaire complémentaire à la médiathèque ou aux bases de données de l’Internet, qui après avoir été, au cours de l’histoire, un lieu de formation des individus15, un lieu de célébration de la modernité technique (les expositions du MoMA) ou d’autocélébration (Design miroir du siècle, par exemple, ou la série d’expositions monographiques du Centre Pompidou sous la direction de Marie-Laure Jousset : Starck, Jouin, Arad), doit maintenant se transformer en espace de mise au jour d’une documentation orientée action, pour tout type de public, pour toutes les raisons politiques que nous connaissons. Cela passe par des biographies d’objets, des approches factuelles, des cartographies de culture technique, des dispositifs de rencontre au sein des expositions, des conférences, des productions, des performances, des documents en libre-service, gratuits. Nous fonctionnons sur ce sujet en recherche-action, l’exposition comme expérience de recherche. La Biennale internationale Design de Saint-Étienne en 2017 sur les mutations du travail a engagé ce travail16 : on y retrouvait, en dehors d’une palette d’expositions documentaires, des zones à défendre et des occupations non contrôlées, des espaces non finis, des squatteurs et beaucoup, beaucoup de documentations et d’expérimentations en libre-service. Une biennale d’anarchistes, critiquée par certains. Pour moi, il s’agissait d’opérer un glissement possible entre le vivant de l’expérience, l’objet désacralisé, et la possibilité d’accéder en même temps à un corpus gigantesque de documents critiques sur les mutations du travail. Le design s’émancipait alors pleinement de son cadre conventionnel, en se revendiquant outil réceptacle à toutes les visions, ce qu’il doit assumer profondément. L’anarchisme n’était logé qu’à cet endroit.

E. O.

J’ai déjà évoqué ailleurs comment je suis passé du design à la recherche17. Cette anecdote ne doit pas donner à penser que la recherche constitue pour un designer la seule façon d’assumer un engagement politique. Mais pour moi, ça a bel et bien été le cas. Je reviens au début de la crise économique qui a frappé Cuba dans les années 1990, après la dissolution du bloc socialiste. Jeune diplômé de la Havana School of Design, je m’installais chaque matin à ma table pour dessiner et explorer de nouvelles façons de relier le bras d’un fauteuil à son dossier. Sur la base de mes études typologiques, je pensais que la forme de mes meubles devait refléter les forces du contexte et la culture métissée complexe de Cuba. Influencé par les architectes radicaux italiens, je voulais être un designer cubain radical. J’ai travaillé sans relâche pendant des jours et j’ai perdu du poids – il n’y avait presque rien à manger à la maison et je ne pouvais lire et dessiner qu’en journée car nous n’avions pas d’électricité la nuit. En l’espace de quelques mois, la crise avait complètement changé notre quotidien. Un jour, ma belle-mère entra dans la pièce où je dessinais. Elle tenait à la main un ventilateur soviétique défectueux. Elle le posa sur la table et se mit à le démonter pour essayer d’identifier le problème. Elle était désespérée, car compte tenu des très fortes chaleurs qui règnent sur l’île, le ventilateur est un objet vital à Cuba. J’ai soudain pris conscience de l’inutilité de mes efforts quotidiens et réalisé, surtout, qu’il y avait une fracture dans ma pratique. D’un côté, j’aspirais à un design radical et dessinais un meuble qui était impossible à produire sur l’île (et dont personne n’avait besoin). Et de l’autre, je participais aux tâches d’entretien du foyer, ce que je n’avais toutefois jamais considéré comme une activité de design. J’ai compris ce jour-là que le design radical, c’était ce que ma belle-mère était en train de faire. Elle connaissait nos besoins et les limites du contexte et affrontait la situation avec objectivité. Je me suis assis à côté d’elle et l’ai aidée à réparer le ventilateur. Cet épisode n’a pas été le seul événement riche en enseignements durant cette période difficile, mais ça a été un déclic. J’ai arrêté de dessiner, du moins comme je le faisais avant, et me suis mis à consigner ce qui se passait dans la maison, dans le quartier, puis dans le pays. J’ai transformé ma recherche en instrument de dialogue. J’ai élaboré des thèmes à discuter avec mes collègues et essayé de débattre de la production cubaine en temps de crise. Certaines institutions et certains praticiens en design et en architecture ont toujours eu tendance à dénigrer cette production. Ils ont cherché pendant des années à orienter la discussion sur des problèmes de goût. Dans ma thèse, je me suis efforcé de rendre visible la dimension politique des modes de production cubains et de revaloriser la notion de nécessité. J’ai écrit, proposé des expositions, souvent en collectif. J’ai essayé de donner à voir la complexité du phénomène et de susciter des débats. Pour éviter de poser un regard extérieur et moralisateur, j’ai utilisé les méthodologies d’exposition et de discours comme des outils de recherche et non comme les étapes finales du processus de recherche. Aujourd’hui, je m’intéresse tout particulièrement à la notion d’inherent display : un mode de présentation influencé par la logique interne de l’objet. J’ai récemment trouvé un écho de cette idée dans un texte de Manuel de Landa18 consacré aux travaux de Gilles Deleuze sur les diagrammes et la genèse des formes. De Landa affirme qu’en opposition à la thèse essentialiste de la genèse des formes, Deleuze en propose une autre, selon laquelle la matière possède déjà des capacités morphogénétiques, et qu’elle est donc capable de générer une forme par elle-même. Par opposition à la conception de la matière « comme réceptacle inerte de formes externes » (l’exposition traditionnelle), je m’intéresse à une conception où l’objet de l’étude contamine, corrompt, renseigne et module son exposition. Cette notion est proche de ce que j’entends par Architecture de la nécessité19. Ces dernières années, j’ai trouvé dans la factographie soviétique une méthodologie essentielle pour faciliter les processus herméneutiques collectifs20. Pour Serge Tretiakov, écrivain, poète, photographe, dramaturge et journaliste russe, cette pratique – qu’il désignait par le terme d’opérativisme – proposait un nouveau rôle intellectuel au sein des espaces productifs. Pour Tretiakov, l’opérativisme semblait intégrer (par un montage dialectique) au sein d’un dispositif unique des enregistrements ethnographiques, des travaux journalistiques, l’agitation politique et des tâches organisationnelles. Il alliait l’enregistrement collectif sans intermédiaire, la création collaborative d’une fresque-journal, ou quelque chose opérant comme tel, qui tout en enregistrant les activités d’un lieu organise les dynamiques internes, et un programme d’activités collectives où le débat est encouragé. Au CyDRe (ESADSE) où je travaille aujourd’hui, nous essayons d’utiliser cette méthodologie pour situer notre recherche, encourager le travail collectif et renforcer les liens avec Saint-Étienne. Ce qui me ramène à Julio García Espinosa, qui affirmait : « On ne lutte pas pour vivre “après”. La lutte exige une organisation – l’organisation de la vie21. »

Bibliographie

Ouvrages

ASAA, Maja, Mira KONGSTEIN et Ernesto OROZA. Editing Havana Stories of Popular Housing. Copenhague : Aristo Bogforlag, 2011.

BATAILLE, Georges. La Part maudite. Essai d’économie générale. Tome 1. La Consumation. Paris : Les Éditions de Minuit, 1949.

BOAL, Augusto. Théâtre de l’opprimé [Teatro do Oprimido, 1971], traduction du portugais par Dominique Lémann. Paris : La Découverte, 1996.

DAUTREY, Jehanne et Emanuele QUINZ. Strange Design. From Objects to Behaviors. Faucogney-et-la-Mer : it : éditions, 2016.

DEGOUTIN, Stéphane et Olivier PEYRICOT (dir.). design/poverty/fiction. Saint-Étienne, Paris : Cité du Design, École nationale supérieure des arts décoratifs Paris, 2014.

NOBLET, Jocelyn (de) (dir.). Design, miroir du siècle [Cat. expo.]. Paris : Flammarion, 1993.

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Chapitres ou articles dans un ouvrage ou une revue

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